vendredi, janvier 26, 2007

Charles-Joseph de Ligne, Mes écarts, (fragments)

Editions Labor, Bruxelles, 1990.
Sous-titre: « ou ma tête en liberté ».

La préface (par René Swennen)

« Il faut pour lire ce livre s’enfermer le soir chez soi, allumer sa pipe, tirer ses tentures et laisser son esprit voguer au fil du temps qui passe. A travers les réflexions indociles, hautaines ou singulières du prince de Ligne, le monde ancien, tel qu’il a péri dans la tourmente révolutionnaire et dans le siècle qui a suivi, va se reformer sous nos yeux, non par des descriptions extérieures, mais par les traits d’esprit et la psychologie d’un homme du XVIIIe siècle.
Nul ne se présente de manière plus impertinente et plus sympathique que lui: « Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remords, l’ambition, la jalousie n’en ont jamais troublé le cours. C’est-à-dire que je n’ai pas été malheureux: car de vrai bonheur je n’en ai eu que quatre jours: celui où j’ai mis la première fois mon uniforme; le soir de la première bataille où je me suis trouvé; le jour où l’on m’a dit pour la première fois qu’on m’aimait; et celui où je suis sorti après ma petite vérole. »

Il fut un spectateur autant qu’un acteur et ne se cache pas d’avoir aimé par-dessus tout les armes et les femmes. Aux unes et aux autre il a, écrit-il, sacrifié ses plaisirs, ses goûts, ses passions, son repos, sans jamais perdre le recul de l’honnête homme. « Par une suite de contradictions involontaires avec soi-même, entraîné dans ce cercle de chimères, je ne cesse pas d’être observateur; et quoique acteur de la scène qui se joue, je prends tout ce qui se passe, et ce qui se fait autour de moi, pour un coup de pied dans une fourmilière. »

Des femmes, il est beaucoup question dans ce livre. Il décrit leur caractère, leur esprit, leurs humeurs avec l’attention passionnée de l’amateur. Il les veut libres et maîtresses de leurs choix. Le prince de Ligne, qui eût sans doute détesté la société matérialiste et sans élégance où nous vivons, se fûr sur ce point réjoui de nos mœurs. Il ose exprimer l’idée que les relations prénuptiales sont préférables à la sotte habitude de livrer une nigaude à un étranger qu’elle nomme son mari et qu’il n’y a rien de blessant pour l’honneur d’un homme à épouser une femme qui a connu avant lui l’amour physique. Il aprouve qu’unc ouple restreigne le nombre de ses enfants. Il ne voit rien de blâmable à donner aux femmes une place égale à celle des hommes, il les juge meilleures que ceux-ci: « Elles sont plus aimables que nous, plus jolies, plus sensibles, plus essentielles, et valent mieux que nous... Voyez leurs règnes quand elles sont sur le trône... Voyez une douairière ou une héritière dans son château: elle y fait plus de bien que le défunt qui en était seigneur. »
Quant aux armes, il les aima à un point tel qu’il voit dans l’armée et dans les rapports entre le général et ses subordonnés le modèle de toute organisation sociale. Il se représente bien entendu le général en gentilhomme, dont la politesse est la règle et qui tire orgueil de sa bienveillance envers la troupe. Il n’imagine nullement les conséquence des réformes auxquelles il lui arrive de rêver. Il est en cela tout à fait homme des Lumières.

Mes Ecarts est ainsi parsemé d’idées utopistes qui nous font dresser les cheveux sur le crâne. La ville qu’il décrit est particulièrement antipathiques. Le Corbusier n’est pas loin, et malgré les plantations, je crais fort qu’elle ne ressemble à cette ville qu’un dictateur voulait bâtir sur les ruines de Bucarest. N’y voyons pas malice. Un philosophe du XVIIIe siècle, si cultivé et clairvoyant fût-il, ne pouvait comprendre la valeur du vieux monde, de son irrationalité, de sa fantaisie.

Si le prince de Ligne est réformateur, il garde vis-à-vis de sa raison une défiance naturelle à sa condition de grand seigneur: « Ce sont toujours les gens sensés qui font les plus grandes sottises; ceux qui n’affichent pas la raison, et qui s’en écartent même quelquefois, font souvent moins de chose à se repentir. »

Il a de la guerre la conception inhérente à sa classe. La gloire en est l’objectif. Il admire Jules César, Alexandre, le grand Condé. Il n’est pas insensible au lien étroit qui unit la guerre et l’amour et regrette les temps de chevalerie, quand les belles dames aimaient les guerriers pour leur vaillance. Avec cela, il n’a pas vu venir Napoléon, il n’a pas compris que l’héroïsme était désormais dans le peuple, et que l’aristocratie à laquelle il était attaché comme à une seconde nature avait jusqu’à l’épuisement perdu sa vertu.

Car le drame du prince est là. Toutes ses qualités de goût et d’intelligence l’ont néanmoins rendu impuissant à comprendre la Révolution. Il est devant elle comme un père et un mari qui découvrent soudain que sa femme le trompe, que son fils le vole, que sa maison sert de repaire à des brigands. Sa hauteur et sa distinction le retiennent d’en dire trop, mais on sent le déchirement et l’incrédulité. De l’Ancien Régime, il écrit qu’il n’avait que de petits torts aisés à réformer et de petits abus qui faisaient vivre bien du monde. Des révolutionnaires, il dit, sans les nommer, que ce sont des gens qui ne peuvent pas payer leur blanchisseuse, mais qui prétendent payer les dettes de leur patrie.

Et des Français, ah! des Français, que dit-il? « Si les Français cessent d’être enfants, je n’en réponds plus... S’ils ne sont plus chantants et dansants, et galants, les Français deviendront des fous furieux. Jamais peuple n’a été plus fait pour la cour. Il n’a pas été créé pour penser, mais pour obéir en s’amusant... » On sent là l’esprit de Versailles et le genre de finesse politique qui a engendré la Révolution. L’aveuglement du prince devant l’évolution du monde n’a d’égale que son intelligence des détails de la vie privée et mondaine. Abolissons la distance, plongeons dans le vif du sujet, et nous comprendrons que les révolutionnaires aient passionnément, hystériquement voulu tuer les aristocrates. Les manières mêmes de ceux-ci leur faisaient l’effet d’un révulsif. Certes, il y a des choses à changer dans la société, le prince de Ligne nous dit lesquelles. « C’est un grand malheur que la classe des domestiques ne soit pas mieux élevée... Il faudrait leur donner des maîtres de morale et de littérature, et leur faire aimer la lecture, la musique et le dessin, pour plaire à leur maîtres... » Il est également d’avis qu’il faut supprimer les universités, où l’on forme de mauvais médecins, de mauvais avocats et de mauvais prêtres. Les médecins et les avocats, tout comme les savants, lui semblent d’ailleurs inutiles. Bref, il n’a rien compris à son siècle et n’a pas senti la force de ces mots qu’il n’emploie jamais: liberté, égalité, fraternité. Son cosmopolitisme, sa magnifique indifférence aux frontières ne le privent pas de méconnaîte pareillement les peuples qu’il a visités: « Je ne connais pas une nature plus douce, sans aménité pourtant, méilleure, plus sûre et moins cruelle que l’Allemagne. » Sans doute son exploration n’avait-elle pas dépassé le parc du château. L’on comprend mieux à lire ce livre le discrédit qui a frappé l’honnête homme dès le XIXe siècle et la force de révolte et de haine qui fut à la base de la modernité.

Celle-ci est en train de passer comme le reste. Les passions d’hier retombent et nous pouvons sans parti pris considérer les hommes du passé. Peut-être sommes-nous comme eux aveugles devant les événements que nous vivons. Je crois même que ce « peut-être » est de trop, et que tout homme, devant sa propre vie comme devant le monde, ressemble à un promeneur aux yeux bandés qui frôle le précipice sans le voir. Le temps bascule. Espérons du moins qu’il nous garde du XVIIIe siècle cette forme particulière d’élégance que le prince de Ligne a illustrée avec un éclat très vif: la beauté du style français.


Quelques fragments

Sur la contemplation: « Méfiez-vous pour le raisonnement et le jugement des gens actifs: les pieds, les mains, font tort à la tête; c’est un besoin que l’activité pour ceux qui n’aiment pas à penser. Le général, le ministre que vous voyez toujours occupé est un manœuvre; l’artisan se remue, mais l’artiste fait beaucoup en ne faisant rien, ce sont les bras ou les jambes croisdsées qui agissent d’imagination. Voilà la première et la seule activité nécessaire. » (p. 19)

Sur la ville idéale: « Je voudrais qu’on s’attachât plus aux couleurs qu’on ne le fait. Elles ont, j’en suis sûr, beaucoup plus d’analogie et d’autorité sur nos sens qu’on ne se l’imagine. Je parie que les habitants d’une ville peinte en blanc et rose, en vert, en jaune, en petit-bleu, seront beaucoup plus gais que ceux d’une ville impériale de Souabe, où tout est en noir. Je voudrais qu’on bâtit ainsi une ville régulière sans monotonie, de la plus grande propreté, d’une architecture simple, et qu’elle fût percée sur des points de vue agréables, et dans une situation charmante; je voudrais que différents ruisseaux d’eau bien vive la traversassent; et qu’au lieu des vilaines places des plus belles villes connues, au lieu de petites boutiques horribles de pommes, de fromage et de haillons, il y eût le plus beau gazon, et de bouquets d’arbres qui élèvent jusqu’aux nues leur ombre hospitalière. Les rues seraient bordées de plates-bandes de fleurs qui embaumeraient l’atmosphère. Pour bâtir cette ville, dont l’idée seule me fait plaisir, il faudrait choisir un beau climat: Astracan, par exemple, ou Pultawa, ou quelque part où l’été ne fût pas trop chaud, avec très peu d’un hiver assez léger. L’habillement n’est rien moins qu’indifférent. Au lieu de tous les ligaments qui gâtent le corps, par conséquent l’esprit, en arrêtant la circulation du sang, on aurait une espèce de tunique verte, rouge, jaune, violette, gris de lin, ou de pourpre; une écharpe plus ou moins serrée, suivant ce qu’on a à faire, et de frandes culottes un peu moins amples que celles des Turcs, où l’on pourrait faire entrer la tunique, si l’on veut, la tête presque rasée, une fraise comme les enfants, et un bonnet aussi haut, mais plus léger que les turbans, qui aurait encore plus de grâce; car je veux et j’ai besoin que l’on se plaise. Les femmes seraient en lévites, avec une ceinture; les brunes eraient en bleu, les blondes en rose tendre, ou en blanc; les cheveux en tresses. Des souliers plats sans boucles, les bras tenus sans gêne; sur la tête une grande toque de mousseline qui deviendrait une espèce de chapeau ou de voile, suivant les occasions. La mort viendrait, je crois, plus tard qu’ailleurs, descendre dans cette jolie ville. Elle respecterait ce doux asile, qui rappellerait les temps de Saturne et de Rhée, et qui peut réellement très bien exister. Alors, qu’une excellente institution publique, dépouillée de tout préjugé, et nourrie de philosophie et d’amour du prochain et du plaisir, y soit établie. Que des spectables, des jeux, des fêtes générales et continuelles, des chants et des danses y entretiennent la gaieté, et des aliments salubres et simples la santé; les fruits et les laitages, par exemple, sans bannir tout à fait le jus de la vigne, qui donne du ressort à l’esprit. On n’aurait que faire de théologiens: on croirait à un Etre, puissant même dans ce monde-ci, et on le servirait dans le culte de la Souveraine, dégagé de superstition, et enrichi de quelque indulgence sur un certaint chapitre. De même, point de médicins. Tout le monde, par mon régime de corps et d’esprit, se porterait à merveille. En tout cas, on étudierait la botanique: les simples du pays suffiraient. Point d’avocats, parce que ce sont les malheurs, la pauvreté qui enfantent les crimes. S’il y en avait quelques-uns par hasard, on les arrêterait aisément. Une assemblée de vingt ou trente particuliers, jugés tour à tour de cette colonie, en chasseraient celui qui aurait fait seulement un mensonge, ou qui aurait voulu faire du tort à un autre, ou qui aurait montré un manque de caractère ou de délicatesse. On aime à punir, on n’aime point à corriger, ni à prévenir... On apprend aux hommes à être méchants, en disant toujours qu’ils le sont. Qu’on les instruise, qu’on leur ouvre les yeux, qu’on leur dise ensuite: Soyez bons; ils le seront.
Ils ne songeraient jamais à nuire, si ce n’était pour leur profit. Qu’on en prévienne les occasions, en mettant leur intérêt dans la pratique de la vertu; qu’on se serve même de leurs passions pour cela. Qu’il y ait des jeux pour former le corps, des livres de bonne morale pour former l’esprit, de bons exemples pour former le cœur; une éducation publique, où le fils du gouverneur s’instruirait avec ceux d’un laboureur, et où l’on frait des lectures des plus beaux traits d’élévation, de sensibilité, d’émulation, de bienfaisance, de générosité, de dépersonnalité, si l’on peut se servir de ce terme; des prix, des encouragements, des assauts de littérature, d’agriculture, d’histoire, des exercices de guerre, des essais dans tous les métiers utiles, des règlements faciles à entendre, à exécuter et à adapter aux mœurs qui dépendent souvent du climat: avec cela je ferais un peuple de demi-dieux. » (p. 27-29)

Sur la tyranie: « On parle toujours de tyrans. Ce n’est pas celui qui règne sur le royaume, car dans le fond, à qui celui-là fait-il du mal? à ceux qui l’approchent et que l’ambition jette entre ses griffes. Mais c’est le colonel, le père, le mari, le magistrat, le maître vis-à-vis de ses domestiques, le seigneur vis-à-vis de ses paysans; les amis même, sa maîtresse souvent, voilà les vrais tyrans. Qui est-ce qui bannira ceux-là? Y aura-t-il une Assemblée Nationale pour les détruire? La tyrannie existera toujours. » (p. 48)

Sur J.-J. Rousseau: « Il ne faut pas pour cela, à l’exemple de J.-J. Rousseau, prendre en aversion ceux qui vous rendent service, et les soupçonner de noirceur. On peut être reconnaissant, sans leur être attaché, s’ils ne méritent pas de l’attachement d’ailleurs: mais s’en faire des ennemis, leur prêter des vues, croire les découvrir par la froideur d’une invitation à souper, ou la place qu’on a à dîner, ou le peu d’attention d’un valet à donner une assiette, est le comble de la folie. Celui de la fatuité, chez J.-J. Rousseau, est d’avoir cru que vingt femmes étaient amoureuses de lui, et qu’il les aurait eues s’il avait voulu.
Le comble de son amour-propre a été de se croire toujours persécuté, de chercher à l’être plutôt qu’à être ignoré: le comble de ses malheurs a été de finir par être ignoré au milieu de Paris, sans être tourmenté les dix ou douze dernières années de sa vie.
Il faut lui pardonner: admirons-le même quelquefois; lisons-le sans le croire, et admirons sans cesse, dans ses ouvrages, le comble du génie et de l’éloquence. » (p. 52-53)

« J’ai vu souvent ces Messieurs qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme ne particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien parce qu’il se levait un peu trop tard. » (p. 55)

Sur Montaigne: « Montaigne était tout le Portique d’Athènes à la fois, à l’orgueil près. On voit partout le bonhomme, le bon cœur, la bonne tête. Il a deviné le monde après lui. Il a vu le passé, le présent et l’avenir, sans se croire un grand sorcier. » (p. 60)

Sur la danse: « On dit quelquefois bête comme un danseur; c’est parce qu’il n’y a rien de plus bête que la danse en France. La grâce stupide et importante d’un menuet, accompagnée d’un sourire en donnant la main, avec un sot balancé, ou un ridicule pas grave, la monotonie des rigodons et le déploiement noté des bras, afin qu’il ne soit jamais naturel, sont le cachet de la sottise et de l’importance. Quelle différence des pays sauvages, ou presque sauvages, où l’on voit la vraie danse de la nature. En Allemagne, le Walzen montre au moins l’envie de sauter, de s’amuser et peut-être de s’aimer. Le quadrille français renferme une sottise un peu moins importante que celle du menuet, et jamais un peintre ne s’occupera à peindre une danse française. Celle des Anglais annonce plus de mouvement, et de l’envie de faire de l’exercice pour la santé, et n’exige pas la grâce de la convention; mais les Cosaques, les Masours même, les Russes, mènent insensiblement, par leurs mignardises, leurs espèces de pantomimes voluptueuses, leurs bras arrondis et un certain remuement d’épaules, à la danse lascive des Orientaux. J’ai vu, aux extrémités de l’Europe, des troupes de chanteurs et de danseuses égyptiennes, au service des grands seigneurs. Le désir leur sort par les yeux, et les yeux leur sortent presque de la tête. Leurs bras sont contournés. Elles déchirent leurs vêtements. Il n’y a pas de bacchanale qui ait jamais pu ressembler à ces trépignements impudiques, accompagnés de hurlements. Ces cris, les chansons les plus sales, animent tellement les femmes, qu’avec le rouge qu’elles ont sur les joues, elles ont l’air d’enragées de tempérament, si l’on peut s’exprimer ainsi.
Les danses des jeunes Grecques au service des sultans et des pachas, ont des manières plus douces: il y a plus de rondeur et plus d’art dans la manière d’exprimer les besoins de la nature, et de les faire naître dans les cœurs des possesseurs presque impuissants des beautés de la Géorgie et de la Circassie.
Tout cela rappelle les deux origines de la danse et de la musique. L’une est l’amour plus ou moins délicat; l’autre est la guerre; soit pour s’exciter au combat, soit pour se réjouir de la prise et de la brûlure peut-être de ses ennemis. » (p. 62-63)

Sur la décadance de la noblesse: « C’est faire bien d’honneur aux nobles que de s’en embarrasser. Ils tombent d’eux-mêmes, s’ils sont des gens sans valeur, et décréditent bien mieux la noblesse qu’un sot décret. Cela se voit tous les jours. Si l’on a quelque égard pour un grand nom, c’est comme on en a pour une vieille pièce de monnaie. C’est à la bataille de Tolbiac qu’on pensait, en voyant un Montmorency; à celle de Bouvines, en voyant un d’Estaing; à celle de Lutzen, en voyant un Waldstein. On dit: Voilà les enfants de ceux qui ont conservé la vie des citoyens aux dépens de la leur. En voyant certains chefs d’administrations populaires, on dit: Voilà le fils de mon marchand de draps qui m’a volé; ou de mon cordonnier, qui m’a estropié. » (p. 69)

Sur le théâtre: « Je connais vingt pièces de théâtre allemand, et autant en italien, charmantes en vérité, et pleines de nouveautés gaies et naïves. Dans ces pays-là on étudie davantage les petites nuances et les détails très comiques qu’on néglige mal à propos en France. Les originaux sont bien mieux prononcés sur ces deux théâtres; j’y ai vu représenter plus de vingt personnes de société, que je connaissais. Les bienséances arrêtent toujours les Français. Ils ont moins d’imagination que les autres pour la comédie et les romans.
Pourquoi les Français traduisent-ils? c’est la perte de l’esprit national, que d’y faire passer celui des autres nations. On n’est jamais content de ce qu’on est et de ce qu’on a. On cherche toujours à être moins, pour être plus. On devient trop raisonnable et trop merveilleux en France: un tailleur y parle finances; un cordonnier, des affaires du parlement; un perruquier, des tracasseries de la cour. » (p. 74-75)

Sur la Suisse: « De tous les pays qui sont en république, je n’en connais qu’un qui soit fait pour cela: c’est la Suisse, parce qu’on y est bon, éclairé et vertueux. C’est là seul que le climat, la religion et le gouvernement y concourent. L’un y est tempéré, l’autre est remplie de bonne morale, et le troisième est doux, et rpesque toujours entre les mais des honnêtes gens, mis en valeur par leurs propres concitoyens, qui connaissent peu ce montre des monarchies, qu’on appelle l’envie. Mais la Hollande et la Venise ne sont pas faites pour se gouverner elles-mêmes. La bêtise, la bassesse, le vil intérêt des habitants de la première; les préjugés, la plate astuce et le peu de vertus de la seconde, auraient besoin d’un souverain. Qu’est-ce que c’est qu’une république comme Gênes, où il y a des grands seigneurs, et tous les vices que cete classe de gens apportent toujours avec eux? C’est l’égalité d’humeur des bons Helvétiens; ce sont leurs lacs, dont les eaux, calmes comme leur âme, sont bordées de maisons de campagne simples comme leurs mœurs; c’est leur éducation; ce sont leurs bons ministres de l’Evangile, pour ceux qui y croient, et des principes d’une sage philosophie pour ceux qui n’y croient pas: c’est tout cela qui les rend ce qu’ils sont. Il y a trop ou trop peu de fermentation dans les esprits des provinces de France, pour qu’elles soient en république; trop de vivacité dans celles du Midi, trop d’épaisseur dans celles du Nord, et trop d’ignorance partout. L’esprit des Français a besoin d’un alambic, comme Paris. C’est là qu’il se purifie, comme l’eau de la Seine dans les fontaines de sable. » (p. 75-76)