mardi, mai 08, 2007

Philippe Jones, Le double du calendrier (notes de lecture)

Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.

Les Sœurs Volpius

Deux sœurs excentriques tiennent un magasin de poupées. L’une d’elles, Mathilde, est soupçonnée de pratiques magiques. L’autre, Eugénie, est trouvée la gorge déchirée par leurs berger allemand.

« Le lendemain, le petit Olivier, fils du voisin d’en face, vint raconter à sa mère que, dans la vitrine de gauche, le clown avait mordu dans la joue de la poupée, comme dans une pomme, qu’il lui avait presque tout arraché et que sa bouche était plus rouge que jamais. L’imagination des enfants à cet âge est bien connue. » (p. 66)

L’aller-retour

Henri réfléchit dans un compartiment de train « dont les ports, qui divisent les compartiments, s’ouvraient et se fermaient de manière automatique » (p. 67). Les observations sont picturales et portent toutes sur les formes: « L’effet était grotesque » (p. 68).

« Le temps de ses réflexions était moins vif que celui du train. » (p. 68)

« En dehors de cette intrusion, Henri avait le sentiment d’un temps suspendu, le rythme du train était sans heurt. Chacun suivait un tracé, que le hasard avait réuni dans cet espace, et se déplaçait selon une voie définie, à la même vitesse; parenthèse ou couloir, tous attendaient la fin du voyage en commun pour rejoindre leurs aiguillages personnels. Henri eut l’impression de se trouver, sans savoir pourquoi, dans un lieu anonyme, et de vivre ainsi le climat de certains textes qu’il avait lus, non pas sans les comprendre, mais sans vraiment les ressentir. » (p. 69)

« Henri crut percevoir l’image convenue, un bras qui s’agitait!... Il se souvint alors que les fenêtres d’un tel convoi sont hermétiquement closes. » (p. 70)

Et guerre il y a, d’autre part

Sur une femme, mais pourquoi pas sur la prose de Philippe Jones: « Elle avait de ces images approximatives qui surprenaient par leur ambiguïté, ou leur décalage par rapport au réel et aux conventions. » (p. 71)

Les lignes du jardin

« Roland accordait une importance réelle aux coïncidences, aux rencontres, aux hasards, dont la justesse, l’évidence, parfois la nécessité, semblaient répondre à un enchaînement que la logique ne pouvait réduire. » (p. 73)

Visite attendue d’un écureuil dans le jardin - signe qu’il faut interpréter: « Dessein et intention tout comme dessin donc écriture. Non que ce fût écrit, dans le sens d’une fatalité, mais telle une indication qu’il fallait lire. » (p. 73) Ainsi, dans la prose de Philippe Jones il faut s’attendre à toutes sortes de signes qui risquent de passer inaperçues pour le lecteur superficiel.

Le titre (Les lignes du jardin) est une allusion à la chiromancie.

Découvrir l’avenir en solitaire: « Pourquoi pas l’examen des entrailles, le marc de café et la chiromancie? Non, de telles superstitions impliquaient un enseignement ou un médiateur, et Roland était trop individualiste, trop anticonformiste, pour y adhérer. Les relations avec le sort restaient directes, subjectives, discutées d’égal à égal entre lui-même et le fait. » (p. 74)

La trahison de l’associé. L’événement correspondant: « L’écureuil [...] nous a fait visite une demi-heure avant ton retour, il a grimpé dans la mangeoire aux oiseaux... » (p. 76)

Le frère d’Abdallah

Atmosphère picturale d’une médina: « Nous marchions, depuis quelque temps déjà, dans la médina et ses ruelles, où l’ombre et la lumière sont savamment dosées, où la température est agréable lorsque règne le soleil et douce lorsqu’il décline. Ce cheminement paraissait sans fin, comme une circulation sanguine, avec de soudaines accélérations de rythme, ou des dilatations d’espace inattendues, lorsque la voie s’ouvrait sur une placette ou un carrefour. L’animation se transformait alors en une sorte de mouvement concentrique, rapide ou lent, selon le genre d’échoppe et les produits offerts. » (p. 77)

Toujours sur la médina: « Ce monde est sans images, mais constitué de formes, d’objets, d’éléments d’architecture, de couleurs et de personnages qui s’entremêlent et s’interpellent. Façades avec un arc outrepassé, travail de stuc et de bois, où l’écriture se love en calligraphies complexes, mais scandées de verticales fières, aux surfaces ponctuées de nids d’abeilles, où tout joue l’obscur et la clarté, le plein et le creux, égayées de céramiques vives, de dallage bleu et blanc, de tuiles vernissées émeraude, de jeux abstraits et multicolores en mosaïques, de ferronnerie inscrite en courbes ou torsadée sur le ciel. L’impression vous vient de partager à la fois des lieux immémoriaux, nés des sables, et une ville cubiste, où le temps s’accumule, où le temps n’est pas, où il est fait de juxtaposition et non, semble-t-il, de durée, où l’étal de l’artisan est ce qu’il fut toujours, mais avec la stridence soudaine d’une foreuse électrique, où le mulet trottine sans cesse avec une charge curieusement couverte d’une bâche en plastique. » (p. 77)

Sur le monde arabe: « Ce monde m’avait attiré par son secret, son exotisme sans doute, ses divers parfums, ses lumières, ses fausses apparences de mille et une nuits, le romantisme des souvenirs; ce qui séduisait également était cette civilisation que l’on sentait intense chez certains, presque hostile chez d’autres, l’assurance enfin de ceux qui disaient que nous étions frères puisque le Coran était bonté, ouverture et parlait de Jésus-Christ. » (p. 78)

Les images d’une fin

Un enfant projette l’épisode de la mort de sa gouvernante.

Une aube levée

Un père surprend sa fille en train de faire l’amour avec son petit ami. Plus tard, celle-ci lui avoue: « J’attendais quelque chose comme ça depuis mon adolescence, le rêve de ta présence... Il n’y a pas que les femmes qui mettent au monde, toi aussi tu viens de m’accoucher... je crois que j’aimerai Geoffroy, j’en suis presque sûre maintenant. » (p. 84) Un transfert s’était passé entre le père le Geoffroy, le petit ami.

L’horloger et les souris

« Cette autre horloge dont il rêvait – et dont l’existence pour lui ne faisait aucun doute – était de format monumental. Son modèle était suisse et figurait un chalet. Rien de bien extraordinaire à cet objet, souvent connu sous le nom anglo-saxon de cuckoo clock. L’étrangeté, en l’occurrence, résidait dans le choix des matériaux. La caisse était en massepain cuit, la toiture de pain d’épices recouverte de sucre cristallisé, qui évoquait la neige. Le cadran offrait un glaçage vanille, lisse et brillant, avec les indications en sucre filé et des aiguilles de sucre d’orge framboise. Les rouages étaient de pâte fine, les poids constitués de poires confites et le balancier d’une circonférence en chocolat. L’oiseau qui scandait les jours était un chef-d’œuvre de pâtisserie artisanale, ainsi que les deux personnages qui servaient de baromètre; une jeune femme en robe légère annonçait le soleil, un homme avec chapeau melon et parapluie présidait aux bourrasques. Cette horloge n’était pas un ornement de cheminée; elle habitait le paysage tel un temple des heures, se dressait sur l’horizon, pareille à un moulin géant. Si l’édifice n’avait pas été aussi facile à identifier, on aurait pu croire à l’invention d’un Jérôme Bosch. Mais l’imitation fidèle – à l’exception des matériaux – d’une pendule helvétique, la finition parfaite et son caractère de féerie en faisaient une réalisation du XXe siècle, inspirée des meilleurs dessins de Walt Disney. » (p. 85-86)

Les ténèbres intérieures

Possible exergue pour l’œuvre de Philippe Jones: « - Je ne vous savais pas dessinateur? – J’en suis bien incapable, j’essaie de tracer avec des mots, je suis un visuel mais dans l’impossibilité de restituer par le visible. Un oiseau sans ailes, si vous préférez. » (p. 88)

Questions: « L’une ou l’autre image d’un poète, fondée dans l’espace ou le temps, sauve-t-elle le poète lui-même? L’œuvre dépassera-t-elle la durée d’un galet, entre un trou noir, une naine blanche, dans l’expansion présente ou l’implosion à venir? Le champ d’existence de chaque chose est-il fonction de son utilité dans le cadre de l’instant? La longévité d’un virus, des papillons, de la renoncule, de la mésange, celle du corbeau ou du renard, de Jonas ou de la baleine, celle de l’insecte et de l’homme sont-elles le fruit d’une adaptation, d’une souplesse aux normes sélectives? La diversité de la création et de ses créatures serait-elle une preuve de la générosité originelle, confinant à la prodigalité, ou traduirait-elle un souci de s’assurer un maximum de chances par la multiplication des espèces? Chaque question éveille, en écho, une autre. » (p. 88-89)

Suicide d’un personnage.

Les feux du miroir

« Les miroirs ont une lourde réputation à soutenir, réfléchissants et trompeurs: celui-ci avait un comportement plus complexe encore. Sa structure n’était pas simple; elle ne se réduisait pas à une surface unique. Ceinturée de courbes et de contre-courbes, la forme s’évasait vers le bas et, cintrée à mi-hauteur, se terminait en arc inversé. Des nervures de bois doré fragmentaient et rythmaient l’ensemble, tout en sertissant les morceaux de verre étamé. Le center, qui dessinait un bel ovale, n’était pas d’une planéité parfaite et les éléments, qui se distribuaient alentour, se trouvaient également sur des plans distincts. Ces particularités dotaient le miroir d’une vie et d’une animation propres. Il était, de plus, incliné par rapport au mur comme pour réfléchir le milieu du salon et son tapis d’orient. Si l’on se dirigeait vers lui, en venant de l’autre extrémité de la pièce, on percevait en premier lieu l’image de ses pieds, vision qui se développait ensuite pour atteindre le haut du corps. » (p. 92)

L’image de Mathieu dans le miroir, mais aussi les effets d’écriture de Philippe Jones: « Tantôt la moitié de son visage grossissait, tantôt le sommet de son crâne s’allongeait et des images plus petites étaient, par à-coups, répercutées par d’autres fragments de la glace. Outre l’inversion de l’image qui fait que tout miroir triche avec le réel, celui-ci manipulait, de manière inattendue, ce qui lui était présenté. » (p. 93)

La silhouette initiale

Jugement sur un tableau, qui marche aussi pour l’écriture de Philippe Jones: « La contradiction lui vient de l’horizon et affirme la primauté du diffus sur le concret, du liquide sur le solide. Ce n’est pas une vision de ruines, mais une image en mouvement, prémonitoire du deuil... » (p. 95-96)

Autre jugement sur un tableau: « A cinquante ans de distance de la Ville abandonnée, l’œuvre surréaliste semblait lui répondre; chacune créant un choc visuel et mental, une réalité autre, perverse ou tranchée, un temps privilégié que seul un poète peut saisir. » (p. 96-97)

Le kiosque à musique

« Il se sentait encore embourbé dans sa nuit. Eveillé en sursaut à plusieurs reprises, son sommeil, si l’on peut employer ce terme, fut une séquence d’images, surimposées les unes aux autres, sans enchaînement, sans fil logique, d’autant plus angoissant qu’il avait été ballotté, projeté de situations en conflits, chassé de faits en constats, confronté chaque fois à des conséquences sur lesquelles il n’avait aucun pouvoir; non pas le figurant d’une pièce, mais le jouet d’une action. Il en gardait un sentiment d’inquiétude, celui de fuir un danger latent, et aussi d’avoir trahi, sans le vouloir, quelqu’un qu’il estimait. » (p. 98)

L’autoportrait de G.

« Peut-on créer autrement que par le questionnement? » (p. 102)

« Les autoportraits sont pluriels, recherchant l’unité dans la gamme d’un ton. [...] Le profil s’inscrit au fond de la matière comme les linéaments d’un bois fossile. Le visage doit alors se lire, tandis qu’il rayonnera en densité d’une couche solaire – poudroiement de pollen et reliefs de sable chaud – pour regarder bien au-delà de celui qui l’accueille. L’autoportrait parfois se double, lorsque le modèle figuré se reprend pour modèle. Deux rectangles se répondent en blancheur, les hémisphères se reflètent en des plans distincts. Le proche et le lointain vivent une autre dimension que le temps renforce. Toute œuvre achevée est un passé qui se conjugue au présent. Et le souvenir affleure tant qu’un support existe. » (p. 102-103)

L’ombre portée

« Lorsqu’il perçut, par inadvertence il en était sûr, ce contact physique, qui ne se refusait pas, une onde de choc le surprend, le parcourt. Il lui sembla que le monde, soudain, était déplacé ailleurs; le bruit, l’animation, les gens, les lumières se trouvaient sur une autre rive. Le contact centralisait les sensations en son lieu propre. La rencontre de deux épidermes? Non, puisque des vêtements les séparaient. Etait-ce celle de deux courants qui se croisent, se communiquent? Tout se voyait à la fois réduit et amplifié. » (p. 105)

Des amours incongrus. Le texte commence avec une mouche qui « se frotte les pattes avant comme un être satisfait » et finit avec la même mouche qui « s’envole d’un trait, avalée par un rayon d’intense lumière ».

Le Lago Bianco

« Jean ne cherchait pas la confidence. Au contraire, il souhaitait se débarrasser d’une poussière d’événements, d’une accumulation d’avis et d’opinions, d’une surcharge de rapports, de communiqués. Il voulait se laver, au propre et au figuré, de cette lèpre contemporaine, faite de suspicion, de scandales, de malveillance, de cet univers dont les dieux étaient, au mieux, des héros de bande dessinée et des animateurs de télévision et, le plus souvent hélas, des politiciens et des brasseurs d’affaires mégalomanes. » (p. 107)