lundi, mai 14, 2007

Philippe Jones, L’instant multiple (notes de lecture)

Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.


Figure d’origine

Une femme enceinte surprise sur une presqu’île dans une attitude mystérieuse, presque hiératique, la main droite à l’oreille et la gauche posée sur le ventre. Deux générations plus tard, une jeune fille fait la même chose: « J’attends notre mêre à tous. » Comme si le geste serait plus fort que les femmes, plus fort que les circonstances, plus fort que la civilisation.


Les grands travaux

Un mec, peut-être bibliothécaire, tombe amoureux d’une vedette. Tout se passe bien (« d’étonnantes étreintes ») jusqu’au moment ou Sheila Dobson apprend qu’il n’est pas de la « jet set ». Elle lui tourne tout simplement le dos.

« Non qu’il fût un rat de bibliothèque, il connaissait néanmoins ces petites émotions lorsque l’œil, suivant les mains qui épluchent un fichier, bute sur un nom, un sous-titre, une date qui, par l’accélération cardiaque, une légère sueur sur la lèvre supérieure, un arrêt du regard, créent la tension d’une découverte, qui peut se révéler fausse l’instant d’après ou, parfois, ouvrir heureusement une voie nouvelle. Rien de tel dans ces listes qui scintillent sur un écran, et qui ressemblent davantage à l’énumération des noms sur le monument aux morts d’une guerre, depuis longtemps cicatrisée.

Le livre, puis la page, que l’informatique appelle, éveille et présente, suivant le bon usge de l’œil et du doigt, apportent évidemment une réponse à la question posée. Est-elle identique à celle que bruissent des pages, rapide ou lent, l’arrêt juste avant, ou après, celle recherchée, peut éclairer autrement la référence requise. Le livre, dans l’aléatoire des doigts qui l’ouvrent, se prête à tous les déraillements, suscite des idées annexes, fait ricocher une pensée vers d’autres directions parfois plus essentielles que le chemin obstinément suivi. La réponse est-elle toujours, en tout temps, en tout lieu, dans le droit fil du raisonnement qui se veut progressif? » (p. 175)

Dépersonnalisation de la femme qui n’est plus aimée: « Sheila n’était qu’un site, une image, un leurre. » (p. 176)

L’amour pour une autre femme. Elle lit Liberté sur parole, d’Octavio Paz.


Entre deux étages

« Unité de temps: ce jour; unité de lieu: ce restaurant; unité d’action: quelques faits du quotidien. » (p. 178)

Pierre et Denise rencontrent Jennifer, l’ex-petite-amie de leur fils, Bob.

Trajet professionnel: « Lorsque je suis partie, il y a déjà deux ans, je suis d’abord rentrée à Dublin et j’ai trouvé un job à l’université, mais au bout de trois mois il m’a semblé être retournée au collège, prisonnière du contexte dont j’avais voulu m’échapper... J’obtins alors une bourse pour un summer school en communication à Salzbourg, là, j’ai rencontré un garçon qui m’a décroché un stage aux services techniques et rédactionnels de la télévision bavaroise. Bref, de fil en aiguille, comme vous dites, j’appartiens maintenant à un consortium de TV européennes, une sorte de groupe de pression, ici auprès des Communautés, pour la coproduction et la traduction d’émissions. Voilà. » (p. 179)

Petite phrase inattendue après l’évocation des amours entre Jennifer et Bob: « Ne lui dites pas que je pense souvent à lui ».


La promenade

Un homme a l’impression d’un mouvement à sa droite, qui se produit à la limite du champ visuel. L’examen médical chez l’ophtalmologue n’apporte aucun éclaircissement.

Coup à la fin: « Cette fois il y avait quelque chose, il était sûr d’une présence, d’ailleurs un bras se glissait sous le sien. “Venez donc”, crut-il entendre. “Où vas-tu?” lui demanda Hélène. “On est venu me chercher, tu le vois.” “Mais où vas-tu?” Elle répèta la question par trois fois sans réponse. Frédéric était déjà trop loin. “C’est le chemin de la fontaine”, s’entendait-il murmurer. » (p. 182)


L’ombre d’un pont

« Chaque spermatozoïde qui atteint son but perturbe non seulement l’ovule qu’il féconde, mais aussi un nombre indéfini de vies. Cette constatation lui paraissait évidente. Et il ne songeait ni aux parents de Hitler ou de Staline, ni aux légions de César, ni aux grognards de l’Empire. » (p. 183)

L’histoire d’un garçon appelé David qui se fait rejetter par son père après la mort de sa mère. Un frère malformé - « ce frère étrange, mal formé, avec de petits moignons pour membres » (p. 183)

L’explication du drame: « La rupture d’un pont, l’écroulement d’une voie n’est pas une brisure soudaine, mais la conséquence de multiples tensions, tractions, chocs et infiltratons qui mènent à un effondrement. » (p. 183) Comme si les hommes étaient des ponts...

David se rend chez Mme Marthe, sa tente. Inceste. Apogée de la crise: « Assis au bord de l’eau, s’apprêtant à rentrer, David se souvint de la convoitise des yeux de Marthe lorsqu’il s’était dévêtu devant elle la première fois. Et si elle avait un enfant déjà en route? Lui, que deviendrait-il? Il regarda longuement le canal avant de s’y confier. » (p. 184)

L’élément le plus « normal » de la vie de David est l’inceste avec tante Marthe. Aucune souffrance, aucun doute. Par contre, l’anormalité de sa vie est vécue par lui comme un trajet obligatoire: « Et si elle avait un enfant déjà en route? Lui, que deviendrait-il? » (p. 184)


Le retour de la figure écarlate

Un écrivain fait la rencontre d’une femme à la montagne. Elle lui raconte une histoire bizarre: « [...] mon mari a acheté il y a une dizaine d’années un portrait moderne.. je veux dire peint par un artiste contemporain assez connu je crois, Georges Bertaux... Ce tableau représente un personnage très esquissé... si je puis dire... bien que très présent. Les traits sont simplifiés, la découpe du visage animée par des tracés essentiels... le buste est composé de formes et de plages colorées... mais quoique schématiques, il ne peut s’agir que d’un portrait... il s’en dégage une individualité... et une grande force. L’ayant un jour décroché, pour l’épousseter, j’ai lu au revers: “Variante sur le portrait de J.-L.B.”... Dans un ouvrage sur l’artiste, j’ai appris qu’il avait fait votre portrait... La toile de mon mari s’intitule la Figure écarlate et vous voyant ce matin avec votre veste rouge... mais peut-être ne connaissez-vous pas le tableau...? » (p. 187)

Rencontre un an plus tard. Etreintes sous le tableau: « Quelques heures plus tard, Berdier ouvrit les yeux, la Figure écarlate rayonnait au-dessus de la carnation dorée de la jeune femme. Lequel des deux venait-elle d’aimer? » (p. 188)


Dédé-la-Montre

Deux enfants, Jean-Christophe et Jean-Marie surprennent un homme en train de se masturber. Dédé (qui) la montre. Amitié très paisible entre les trois personnages. Un jour l’adulte disparaît, avant que « les deux Jean » comprennent la nature de sa passion.


Les nuages du portrait

« La vie est une galerie de portraits qui part du flou et se termine dans le flou. La couleur se hausse puis s’atténue. De la jeunesse à midi, elle éclate; de treize heures à dix-neuf heures, elle se nuance; puis des ombres la prennent, l’enrobent d’inconnus, parfois l’étouffent de mélancolie. » (p. 192)

Un homme rencontre une femme. Amours difficiles: « La course et le combat furent longs, avec ses pièges pour l’un, ses fausses pistes pour l’autre, des rencontrent, des évitements, aussi des tête-à-tête, enfin des corps à corps, séductions et rapts, effleurements et étreintes. » (p. 193)

La nature de Monique est envahissante, intrusive.

Définition du narcissisme: « encombrement de soi par soi-même » (p. 192)

Sur l’écriture de Philippe Jones: « La narration ne s’écrit qu’après coup, en fondu enchaîné; des faits, des gestes, des actes, des paroles juxtaposées, accumulées et empilées, et qu’un rythme oblitère. » (p. 192-193)


Picasso Bleu

Louis Sabarte rencontre dans la salla à manger du Palace Hôtel les membres d’un Quartet en train de manger. Coup de foudre pour la viollonceliste, suivie par une échange assidue de lettres. Un jour, elle lui écrit: « Mon amour de la musique s’exprime partout, celui de la vie est ici. » Choc pour l’homme: « Sabarte fut saisi d’un froid identique à celui ressenti, des mois auparavant, devant la salle désertée. Il contemple la page blanche, sauf pour la ligne d’écriture, presque calligraphiée, cette écriture calme, posée, belle, qu’elle avait toujours. Puis il regarda, incrédule, l’enveloppe. L’adresse y était rédigée par une autre main, nerveuse et heurtée. Pourquoi? La question n’eut jamais de réponse. » (p. 196)


Un lieu de cendres

La surprise d’une définition digne d’un fin observateur économique: « [...] il n’y a jamais de vraies offres pour de vraies demandes, mais des sommes accordées pour des commandes convenues » (p. 198)


Détours et défilés

Histoire d’une jeune fille très belle, mannequin de son état. Vie très dure « dans les plus bas quartiers de la médisance, de la veulerie, une vie sans répit, haletante dans sa volonté à elle de liberté, d’autonomie » (p. 202).

Deux hommes, un érotomane, Charles, diabolique, et un homme de bonne volonté, Francis.


La forêt d’Evariste

Intertextualité: « Il était de petite taille et svelte, sa silhouette rappelait celle de Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du paradis, la grâce et le métier en moins évident. » (p. 203)

Un vieux sympathique qui se fait enculé par un bûcheron dans un forêt.


Mettre sur le métier

Henri se prend pour un peintre, il travaille le buvard, quand il ne se prend pas pour un écrivain, dans la charnière de James Joyce.

Relation entre l’écriture et les arts plastiques: « Lorsque la structure de base ou l’esprit de la composition est atteint, j’introduis les citations. Parfois, c’est l’inverse, je commence par la citation et tout s’agence autour d’elle. Mais en général le climat sélectionne la référence ou son réseau d’indices. [...] elle [la citation] est ici totalement intégrée et ne se limite pas aux arts plastiques. L’écriture épouse mes buvards, elle s’y mêle et se superpose à la fois, créant divers niveaux de lecture dans la matière même et, par le sens, selon les impressions. Les résonances sont multiples, sciences, philosophie, lettres, allusions ou renvois, tant au réel que dans le dérisoire [...]. » (p. 208)

Sur l’écriture: « La recherche d’un magma nouveau du verbe, ces parages, ces “environs”, ce souci de placer le public dans l’œuvre même ou de le situer par rapport à elle, sont un aspect positif de l’art contemporain, qu’il s’agisse des demeures d’Etienne-Martin, des pénétrables de Soto ou des miroirs de Pistoletto... Mais n’avait-il pas déjà pensé cela, ne l’avait-il pas écrit ailleurs, il y a des années peut-être? » (p. 210)


Trois exposant trois

Le texte a huit paragraphes, dont le dernier est explicatif. Les paragraphes I et V appartiennent au chef d’entreprise; II et VI au peintre; III et VII au poète. Le troisième aura son écho dans le dernier. Forte sensation de collage. Le thème est le fantastique au quotidien.

Huitième paragraphe: « L’instant multiple, ce rond-point où tout se concentre, où les flux, les chemins se croisent, et parfois font lever les récoltes du jour, grain de blé, de toile ou de peau, les interlocuteurs avaient en commun un regard clair. Et pourtant différent. L’un fixait son vis-à-vis, l’autre songeait à des cimaises, le troisième alimentait des feuilles de papier. Ils se réunissaient le soir pour échanger leurs impressions, les mélanger, les battre, les faire revivre. » (p. 212)


Tout feu

Une femme contrôle tout, ou semble tout contrôler: « Elle était figée, agrippée à son volant comme s’il faisait partie d’elle-même. Le volant et le moteur, la direction et la vitesse, ainsi que les roues, le klaxon et les feux, autant d’exécutants asservis à sa personne. Tout forcément la concernait et elle s’occupait de tout. N’est-elle pas le cœur de sa vie et, dès lors, responsable de ce qui l’entoure? Elle avait un avis à donner en toute matière. Tout formait un tout. Sa vie sexuelle était un monde en soi et sa propriété: contacts, rapports, jouissances. Elle se devait d’en connaître chaque aspect. Son plaisir? Appartenait-il à l’autre? Non, elle seule le guidait. Son expérience en apportait la preuve. Les hommes ou les femmes qu’elle choisissait, les raffinements qu’elle exigeait, tout était le fruit de son imagination et de sa volonté. Du moins en était-elle convaincue. » (p. 213)

Une femme seule, bisexuelle. Son fils à la maison oublie le gaz allumé. Elle révient chez elle après une séance mouvementée, tourne l’interrupteur et c’est l’explosion.


L’émail des portes

Marc peint des portes. Il achète une propriété à portes gigantesques. Il a une relation avec Maureen. Celle-ci ne veut pas rompre avec Georges pour vivre avec Marc. Le dernier commence à perdre sa vue. Pour son occupation, c’est le désastre. A la fin, il se suicide.


La messagère

Etienne se fait masser et des vers résonnent dans sa tête. Il les reprend un jour plus tard, dans ce qui semble être de l’écriture automatique.


Petits et grands

Thomas, immobilisé à cause d’une sciatique, lit des nouvelles littéraires. Sauf qu’il ne feuillete plus, il jouit du loisir de lire. Mais ce n’est pas le bonheur: « Thomas avait donc navigué en surface des années durant. Naviguer est un grand mot, caboter serait plus juste. Vouloir aborder ce monde des profondeurs sans préparation, sans bouteille d’oxygène? L’eau devient vite glauque et la pollution des mers rend la vision des poissons difficile. Le souffle surtout faisait défaut, le petit-fils l’avait repêché au bon moment. » (p. 222)

Thomas explique à son petit-fils qu’est-ce que c’est qu’un adverbe. Ça le rassure.


Un sourire à la une

« Dans un temps où les traits du visage importent plus que la parole et l’idée, où l’on croit encore qu’une chose montrée est réelle alors que l’image est toujours sollicitée par le choix, l’angle de vue, la séquence, lorsqu’elle n’est pas systématiquement tronquée, lorsqu’il n’y a aucune assurance que les morts présentés sont bien du jour et non ceux qu’un autre combat, pour toutes ces questions qui relèvent du politique et de la finance, on vit aujourd’hui une pantalonnade. On tire des ficelles. » (p. 224)

Germain tombe amoureux de Frida. Celle-ci décide de le quitter, en dépit du fait que leur relation semble magnifique. Elle lui envoye un fax: « C’était trop parfait pour prendre le risque d’une suite. » (p. 225) Puis elle change d’avis: « Au café, en face, je t’ai vu arriver, mais je croyais qu’il valait mieux rompre et garder le souvenir... Excuse-moi... Comme tu ne sortais pas, je me suis imaginé... Je t’aime, mon amour... J’arrive. » (p. 225)

Réflexion: « Dans un monde qui a la rapidité pour seule vertu, le contenu d’un fax est public avant de parvenir à son destinataire. » (p. 225)


L’aiguillon

Les événements se répondent, s’enlacent, se font l’écho l’un l’autre. Gaston travaille avec une pelle mécanique de grand format à l’ouvrage d’un terrassement. Une grosse pierre lui exige un effort supplémentaire. Une guêpe lui fait une piqûre douloureuse. Juste après, la pierre a cédé. La chaîne des événements apparemment anodins reçoit une clé herméneutique: « C’est souvent comme ça dans la vie [...], il suffit parfois d’un événement inattendu pour que les choses se mettent à bouger. » (p. 228)


Propos fin de siècle

Thomas dit à Lénore: « Ton sexe ressemble à une coccinelle, quand il s’ouvre, c’est l’envol. » (p. 231)