dimanche, février 03, 2008

Début d’une amitié (lecture didactique)



Heureusement, il y a le fils de Madame Truchi. Il habite de l’autre côté de la rue, au-dessus de la boulangerie de ses parents. Il a dix-sept ans, mais il paraît beaucoup moins. Quand je suis venue habiter ici, il a commencé à m’envoyer des lettres. Il ne les mettait pas dans la boîte aux lettres, mais il les laissait devant la porte, quand il savait que j’allais sortir. Sur l’enveloppe, il mettait mon nom: Mademoiselle Zayane. Lui s’appelle Lucien. Il ne va plus au lycée, il travaille dans la boulangerie. Il a déjà la peau très blanche, comme s’il avait transporté de la farine.

J’aime beaucoup sa grand-mère. C’est une vieille dame italienne avec des cheveux teints en noir coiffés en bandeaux. Elle est habillée de noir, avec un col de dentelle et un petit tablier. Avec son visage ovale, elle a l’air de venir d’un autre siècle, ou d’un table. Elle est toujours douce et souriante. Au début, quand je suis venue habiter à la Loge, j’allais acheter le pain chez elle en rentrant du lycée. Elle me disait: « Signorina ». Quand j’étais malade, elle me demandait de mes mes nouvelles: « Comment va la Signorina? »

Lucien m’envoyait des lettres chaque jour, je trouvais ça drôle. Il n’osait pas me parler. Il écrivait des choses bizarres, des poèmes, avec des rimes, il disait que j’avais l’air de venir d’une autre planète, que j’étais du pays d’ailleurs, il disait qu’il voulait apprendre ce que je savais d’un autre monde. Il mettait des points de suspension partout. C’était un peu difficile à comprendre. Quelquefois, quand j’entrais dans la boulangerie, je le voyais au fond du magasin, en short et en chemisette à cause de la chaleur du four.

Un jour, il m’a parlé, il m’a prêté son vélomoteur. C’était un Bébé Peugeot tout ce qu’il y a vait de vieux, le modèle avec les carters arrondis, qu’il avait repeints en orange. Il m’a dit: « Si tu veux, je te le donne ». Je n’étais jamais allée à vélomoteur. Il m’a montré comment on faisait avec la poignée pour changer de vitesse.

Je me souviens, la première fois que je suis sortie avec le Bébé Peugeot, j’ai fait le tour de la vieille ville, puis j’ai roulé sur le trottoir le long de la mer. C’était une journée d’hiver, grise et froide. Il n’y avait personne d’autre que les mouettes qui couraient sur les galets. J’ai roulé à toute vitesse, au milieu des voitures arrêtées. C’était magnifique, jamais je n’avais ressenti cela auparavant. J’étais libre, je pouvais aller où je voulais, jusqu’au bout de la ville, dans les collines, jusqu’aux quartiers inconnus.

(J.M.Gustave Le Clézio, Printemps et autres saisons, Gallimard, 1989)

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