lundi, juin 23, 2008

L’ennui lycéen

A-t-on déjà réfléchi à ce qu’est une classe? C’est la rencontre fortuite [1] et pourtant obligée de trente adolescents qui doivent, ce vendredi matin, et pour cinquante-cinq minutes, s’intéresser à la géographie du Brésil. Une heure plus tard nos trente chérubins s’enthousiasment pour la poésie de Baudelaire. Ensuite pour la physiologie de la digestion. En face, un homme ou une femme. Un adulte, en tout cas. Seul. Un professeur qu’une suite de hasards a fini par jeter derrière un bureau: celui-là, justement.

Voici que se croisent trente et une personnalités indépendantes. Personne n’a vraiment choisi personne. Personne n’a rien décidé. Sauf le grand appareil bureaucratique qui a tout prévu, pour le bien de tous.

Essayez – je parle ici à des adultes – de fixer six fois de suite votre attention, à raison de cinquante-cinq minutes chaque fois, sur six sujets radicalement différents, sans aucun lien logique. Entre-temps, faites quelques exercices d’assouplissement et nourrissez-vous de bœuf aux carottes. Mastiquez bien. A la fin de la journée, revenez un quart d’heure sur chacun des sujets abordés. Mémorisez. Considérez enfin avec objectivité le résultat mental obtenu...

Certes, rien de bien nouveau là-dedans. On s’est toujours ennuyé à l’école. Mais cet ennui est aujourd’hui mal supporté. Naguère encore, les enfants et les adolescents, surtout s’ils habitaient la campagne, s’ennuyaient ferme. Pas de télévision, ni de spectacle, ni de vélomoteur. L’absence de distraction était la règle. Sur un fond de grisaille, l’école ou le collège introduisaient la nouveauté. Quelques images projetées au mur faisaient événement pour la semaine entière. Aujourd’hui, c’est l’inverse. On ne peut exiger de chaque professeur d’histoire qu’il raconte comme Alain Décaux [2] ni du prof de gym qu’il saute à la perche comme Abada [3]...

Et puis, longtemps, l’ennui lycéen a été un privilège bourgeois, la promesse d’un avenir brillant. La démocratisation de l’enseignement secondaire – avec son corrélat, la dévalorisation des diplômes – a rendu les tares du système insupportables. A quoi bon un diplôme s’il n’ouvre comme porte que celle de l’A.N.E.P. [4] la plus proche? Même s’ils ne sont que 10% à être voués au chômage, ils sont 90% à la redouter.

(d’après Jacques Julliard, dans Le Nouvel Observateur, 24/30 mars 1980)

Notes:

[1] accidentelle, due au hasard;

[2] historien français, membre de l’Académie française;

[3] sauteur à la perche;

[4] Agence Nationale Pour l’Emploi.

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