samedi, juillet 15, 2006

Marcel Proust





Les premiers commentateurs de Proust ont semblé déconcertés par le désordre apparent du texte et par la période longue de la phrase.

Mais très tôt on a commencé a saisir la construction rigoureuse du roman derrière l’apparence de désordre.

A la recherche du temps perdu témoigne de l’unité de la discontinuité.

Proust est l’écrivain d’une œuvre unique née d’un esprit ouvert à tout exercice littéraire qui aurait pu contribuer à sa formation.

Proust a écrit des pastiches et a fait des traductions. Il a fait aussi des exercices de critiques littéraires.

Son écriture est devenue profondément originale par son effort d’exclure toute influence, bien qu’elle soit formée, paradoxalement, à l’école des influences.

A la recherche du temps perdu est l’œuvre unique d’un écrivain qui, pour devenir créateur d’œuvre originale et initiateur du roman moderne, s’est formé à l’école de l’imitateur, du pasticheur, du traducteur, du lecteur et du critique.

Tout ce que la réalité lui fournit comme vrai peut être mis sous le signe du doute.

Proust ne nie pas la réalité, il affirme même que les idées qu’on se forme sur la réalité peuvent être vraies, mais pour qu’elles le soient vraiment, elles doivent être vérifiées par le senti.

L’artiste ne doit donc pas transposer la réalité mais trouver la modalité de transmettre, par son art, l’impression faite en nous par la réalité.

L’art proustien est l’expression de l’intellectualisme littéraire.

L’artiste est unique et sa création est l’expression d’un être unique. Etant ainsi unique, l’artiste est forcément un novateur.

La critique littéraire ne peut pas comprendre la réalité intérieure du talent, elle s’arrête sur les modes apparentes de la pensée et du style. Il est préférable pour un artiste d’être jugé par le grand public.

Proust envisage un nouveau rapport entre l’œuvre et le récepteur. Le lecteur n’est plus manipulé dans la compréhension du texte, il a, par l’intermédiaire de l’œuvre, la révélation de soi et jouit de la liberté de l’acte de la lecture par rapport à l’acte créateur.

La lecture est acte créateur indépendant. Ainsi, Proust envisage une théorie de la réception avant la lettre.

Avec Proust et Joyce, le roman du XXe siècle s’ouvre vers des voies nouvelles, transformant l’écriture dans un plaisir d’écrire.

A la recherche du temps perdu est une œuvre de fiction fondée sur des éléments biographiques à travers laquelle l’écrivain recrée l’évolution d’une pensée, ce qui lui permet d’accéder à l’essence même de l’être.

Proust a voulu faire vivre l’évolution d’une pensée et non pas l’analyser abstraitement. Il a repoussé la définition de la Recherche comme roman d’analyse psychologique, en lui conférant, sans la nommer, la qualité de phénoménologique.

La métaphysique de Bergson n’est pas la saisie de la totalité de l’être, mais la saisie progressive et intuitive de la vie de l’esprit.

Les cinq oppositions bergsonnienes de base aparaissent aussi chez Proust:
- moi superficiel (ou social) / moi profond;
- temps de l’horloge / temps psychologique;
- mémoire de l’intelligence / mémoire affective;
- intelligence / intuition;
- langage banal / langage poétique.

Quand même, on ne peut pas parler d’une influence de l’un sur l’autre.

Chez Bergson, tout renvoie à la continuité dans la succession. Chez Proust, tout est discontinuité.

L’écrivain considère le temps comme la quatrième dimension de l’espace et le met au centre de sa recherche pour y échapper. Le temps ne l’interesse pas comme l’accomplissement de l’être car il ne se propose pas de saisir une conscience en train de changer, mais une conscience qui a changé. Pour lui, l’important c’est le résultat, l’acces à l’essence de l’être, entreprise qui tend vers l’intemporel.

Chez Proust, la mémoire affective n’implique pas la durée. La minute affranchie de l’ordre du temps offerte par l’activité de la mémoire involontaire dans laquelle revit un moi qu’on a cru mort et qui apparaît dans une sorte de simultanéité avec le moi présent (tel l’épisode de la madeleine) suppose une structure atemporelle de l’instant, l’éternel, le hors-temps où le moi profond peut se reconnaître.

La réalité n’est plus un objet à décrire dans une langue accessible à tout le monde, mais un monde naissant, produisant une certaine impression.

Chaque contact avec les chose est une découverte de sa vie intérieure, un phénomène qui va de la forme à l’essence.

Le fait biographique est nécessaire comme événement du vécu, de l’expérience personnelle.

A la recherche du temps perdu se présente comme un roman sur l’existence réalisé à partir de la description des phénomènes par une conscience qui se découvre et se crée. Le roman proustien est le roman d’une conscience qui a accès à son essence, cette essence est la vocation artistique même. A la recherche du temps perdu est aussi l’œuvre d’un artiste qui se voit naître pour écrire.

Le moi est l’unique sistème de référence du contenu narratif. L’autoréflexion est un narcissisme d’artiste.

A la recherche du temps perdu est le roman d’un écrivain qui se voit écrire, le roman d’une écriture qui ne cesse pas de se relever d’elle-même dans l’avenir. C’est pourquoi sa structure est inachevée.

L’artiste est au centre du roman, et l’œuvre qu’il produit le reflète, cette œuvre même étant l’objet de référence du roman tout entier.

A la recherche du temps perdu est un livre dont l’objet principal est le livre en train de s’écrire, reflétant l’artiste en train de découvrir sa vocation.

Vu l’aspect phénoménologique et autoréférentiel du roman, la recherche de Proust reçoit de multiples significations: la recherche d’un vécu (et non pas de quelque chose à vivre) qui se confond avec la création d’un livre, la recherche du temps qui est en effet la quête de l’intemporel, de l’éternel artistique, la recherche du moi intime qui révèle une création de soi, celle de l’artiste doué du don de l’écriture. Roman de multiples recherches, le roman de Proust équivaut à une esthétique du genre.

Les trois directions de base de l’esthétique proustienne sont:
- la discontinuité;
- l’inachevé;
- l’essence.

La discontinuité est exigée par la conception de Proust sur l’art et sur l’acte créateur. Puisque l’artiste ne doit obéir qu’à son instinct, l’art n’est pas quelque chose de préconçu, c’est un fragment d’inspiration, or les fragments d’inspirations enchaînés peuvent conduire à une unité inespérée au début de l’acte, c’est-à-dire unité intérieure.

Le roman de Proust n’a pas de sujet ni d’intrigue. La matière romanesque est formée d’événements d’une vie vécue qui ne s’enchaînent pas selon un ordre chronologique et qui n’ont pas de liens apparents.

L’expérience est l’endroit d’investigation dans la recherche de l’essence. Elle est complète et incomplète, déterminée et indéterminée. Proust accède à l’essence par des intermitences.

La recherche du moi est décelable au niveau des trois structures: l’espace, le temps et le personnage.

La recherche de l’identité commence toujours, chez Proust, par la recherche d’un point fixe.

L’impossibilité de l’ubicuité constitue, selon Proust, un aspect tragique de la condition humaine: elle symbolise la mort. Comme la mort et comme le temps, l’espace est un élément séparateur.

Les lieux constituent des fragments d’espace indépendants, de sorte qu’on ne possède jamais l’extérieur dans une seule image, mais dans une pluralité de morceaux disjoints qu’on doit agencer.

Chez Proust, tout se fractionne comme dans un univers de peintre. Proust a décidé que la peinture pouvait témoigner de la décomposition du monde en éléments simples que l’artiste donnerait à voir. Fractionner le monde est ainsi une opération nécessaire pour l’accès à l’essence. Tout paysage, comme tout espace est un ensemble de points de vue.

L’espace fonctionne chez Proust comme un leitmotiv de l’apparition de chaque protagoniste. Les lieux se personnalisent et empruntent leur originalité aux êtres auxquels ils sont associés; les êtres, à leur tour, reçoivent de ces lieux une profondeur supplémentaire.

Le temps a chez Proust une double fonction: objet de l’œuvre et moyen de l’œuvre. L’exégèse proustienne a fait naître le syntagme Proust, écrivain du temps.

Le temps perdu apparaît comme l’un des objets du roman, à travers lequel se réalise la découverte fragmentaire de l’être.

Le temps proustien n’est pas un prolongement qui témoigne d’un devenir, car il représente le temps humain, le temps de la vie, fait d’une pluralité de moments isolés situés à distance les uns des autres.

Pour Proust, le temps est un élément séparateur qui produit l’angoisse existentielle. Il annonce la mort. Il existe un travail destructeur du temps qui se manifeste par la décrépitude physique.

Le temps devient retrouvé au moment où l’auteur récupère l’identité des autres, ce qui lui permettra d’éprouver authentiquement le bonheur passé.

Le temps retrouvé est la quatrième dimension de l’espace. Il rapproche les distances, assure une unité à la discontinuité de l’espace et implicitement de l’être.

Le temps retrouvé représente la découverte de l’identité, la grande reconnaissance de la vocation d’artiste. C’est la durée subjective proustienne qui fait sortir l’être de la temporalité et l’installe dans l’atemporel artistique. Le temps retrouvé c’est le temps de l’écriture.

Le personnage proustien est une apparition. C’est un collage de points de vue, d’apparitions intermittentes, incapable de vivre dans un temps qui lui soit propre.

Il n’existe que dans la perspective du narrateur. Il n’a aucune indépendance. Il accomplit la fonction de médiateur dans la découverte du moi du narrateur. Chaque personnage n’est qu’une manière du narrateur de parler de soi.

Sur le même personnage l’auteur a des points de vue multiples.

A chaque rencontre, le narrateur découvre quelque chose de nouveau chez un personnage. Il existe une fragmentation qui conduit à une contradiction des perspectives.

Chacun des personnages principaux est à la fin du roman juste le contraire de ce qu’il a semblé être au début.

Dans la construction de ses personnages, Proust n’emploie pas la technique du portrait littéraire et ne recourt jamais à l’analyse psychologique.

Le personnage narrateur se caractérise par la discontinuité. Il se découvre des états et des sentiments qui se développent dans son âme à chaque rencontre avec un autre. Plus les perspectives sur les auters s’accumulent et plus le moi se dévoile dans ses profondeurs, plus le narrateur se rapproche de la découverte de sa vocation artistique. De même que les autres personnages, il a, à la fin du roman, un visage contraire de celui qu’il a eu au début.

Le je du roman proustien, est à la fois objet de la perspective et sujet de celle-ci. C’est un être qui se recherche et qui se voit rechercher. Le je proustien est miroir du monde.

Dans le roman proustien, l’intrigue est remplacée, d’une façon naturelle, par des impressions.

L’esthétique de l’inachevé prouve que, si par l’acte créateur on ne peut jamais accéder à l’infini, on peut au moins s’enrichir à l’infini.

La technique de la reprise et de la répétition convient à l’esthétique de l’inachevé.

La connaissance du monde reste inachevée. Cet inachèvement ne fait qu’exprimer l’inachèvement de la vie.

L’esthétique de l’inachevé prouve elle-aussi la modernité du roman proustien. Elle démontre que l’art n’est jamais achevé, que tout est à recommencer et que l’œuvre d’art reste toujours ouverte, dans son rapport avec la perfection.

L’esthétique de l’accès à l’essence facilite l’accès à une connaissance autre que conventionnelle, à savoir la connaissance artistique.

Les voies d’accès à la connaissance artistique sont la mémoire affective et le rêve.

Par la voie sensorielle et affective, le passé est éveillé dans sa plénitude. La mémoire affective ne suppose pas une connaissance, mais une reconnaissance de l’objet dans son moi, ce qui est une expression de l’expérience phénoménologique.

[source Yvonne Goga, Novateurs du discours poétique français]