mardi, mars 13, 2007

Molière, Don Juan (notes de lecture)

Personnages


Don Juan, fils de Don Louis
Sganarelle, valet de Don Juan
Elvire, femme de Don Juan
Gusman, écuyer d’Elvire
Don Carlos et Don Alonse, frères d’Elvire
Don Louis, père de Don Juan
Francisque, pauvre
Charlotte et Mathurine, paysannes
Pierrot, paysan
La statue du Commandeur
La Violette et Ragotin, laquais de Don Juan
Monsieur Dimanche, marchand
La Ramée, spadassin
Suite de Don Juan
Suite de Don Carlos et de Don Alonse
Un spectre

Scène I. Sganarelle, Gusman

Sganarelle commence avec un petit discours sur le tabac: « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac: c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens: tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. »

Gusman ne savait pas encore pourquoi Don Juan avait quitté sa maison sans amener sa femme. Il soupçonne une infidélité conjugale. Sganarelle confirme. Il parait qu’Elvire avait quitté le couvent pour épouser Don Juan.

Sganarelle fait le portrait de son maître: « mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, un vrai Sardanapale, [qui] ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesée tout ce que nous croyons »

Scène II. Don Juan, Sganarelle

Don Juan témoigne à Sganarelle: « un autre objet à chassé Elvire de ma pensée ». Plusieurs fois il parle de « l’objet de sa passion ».

Sganarelle désapprouve la conduite de son maître: « Assurément que vous avez raison, si vous le vouliez; on ne peut pas aller là contre. Mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire. »

Le discours de Don Juan qui explique la mécanique de sa passion pour les femmes: « Quoi? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non: la constance n’est bonne que pour des ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, le jes donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honnet et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux que de triomphr de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

On peut observer que la perspective de Don Juan sur les femmes est une réification, purement analytique et horizontale. Il ne cherche pas un hypothétique amour absolu, il additionne, il procède à une accumulation sisiphique.

Sganarelle reproche à son maître le livresque de l’argumentation: des mots détournés de leur sens, enchaînés dans une fausse logique. Il fait recours à la théologie quand il affirme que même si le mariage tous les mois est agréable, se jouer d’un mystère sacré ne peut être qu’une grave erreur spirituelle: « Monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin. »

Sganarelle évoque dans la conversation un maître supposé pour parler en fait à Don Juan: « Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent? Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre), pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que... » Le maître hypothétique est le subterfuge de Sganarelle qui lui permet de dire ce qu’il pense vraiment de Don Juan.

Sganarelle veut savoir si Don Juan craint quelque chose de la mort du commandeur tué il y a six mois.

Dom Juan: « Ah! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. »

Don Juan veut enlever la femme dont il est épris.

Scène III. Done Elvire, Don Juan, Sganarelle

Don Juan se montre surpris de voir Elvire, sa femme. Il veut que son serviteur couvre ses actions aux yeux de sa femme. Sganarelle en est incapable. Alors, Don Juan prétexte « des scrupules »: « J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, que vous avez rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste; j’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. » Il se joue du Ciel.

Elvire appelle Don Juan “scélérat”.

Sganarelle finit le premier acte avec la réflexion: « Ah! quel abominable maître me vois-je obligé de servir! »

Acte II

Le théâtre représente une campagne au bord de la mer.

Scène I. Charlotte, Pierrot

Pierrot raconte à Charlotte qu’il a vu deux « courtisans » (Don Juan et Sganarelle) sur le point de se noyer.

Pierrot avoue son amour pour Charlotte et se montre mécontent de sa froideur.

Scène II. Don Juan, Sganarelle, Charlotte

Don Juan, à peine échappé à une bourrasque qui a mis en péril sa vie et celle de son valet, tombe amoureux d’une paysanne, puis de Charlotte. Il propose à la dernière de la marier. Elle accepte.

Scène III. Don Juan, Sganarelle, Pierrot, Charlotte

Pierrot est révolté de voir que Don Juan fais la cour à sa Charlotte.

Scène IV. Don Juan, Sganarelle, Charlotte, Mathurine

Querelle entre Charlotte et Mathurine. Chacune prétend que Don Juan lui a promis de l’épouser. Don Juan encourage les deux parties, impartiellement.
Sganarelle veut avertir les deux paysannes du péril qu’elles courent: « Mon maître est un fourbe; il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres; c’est l’épouseur du genre humain, et... »

Scène V. Don Juan, La Ramée, Charlotte, Mathurine, Sganarelle

La Ramée annonce que douze chevaliers cherchent Don Juan pour le tuer. Celui-ci prend la décision de fuir, après avoir échangé ses habits avec ceux de Sganarelle.

Acte III

Le théâtre représente une forêt.

Scène I. Don Juan, en habit de campagne, Sganarelle, en médecin

Don Juan ne croit point à l’efficacité de la médecine.

Sganarelle veut disputer avec son maître. Don Juan reconnaît qu’il ne croit ni au Ciel, ni à l’Enfer. Mais il croit quand même « que deux et deux sont quatre, [...], et que quatre et quatre sont huit. » Sa croyance est purement quantitativiste.

Sganarelle essaye de suggérer à son maître que l’homme, vu sa complexité, doit avoir un Createur. Don Juan ne comprend pas.

Scène II. Don Juan, Sganarelle, un pauvre

Don Juan et Sganarelle rencontrent un mendiant dans une forêt. Celui-ci avoue s’être retiré dans la forêt pour prier Dieu. Don Juan se déclare être prêt à lui donner un louis à la seule condition de « jurer un peu ». Le mendiant refuse (« j’aime mieux mourir de faim »). Tout de même, Don Juan lui donne l’argent « pour l’amour de l’humanité » (et par pour l’amour de Dieu).

Scène III. Don Juan, Don Carlos, Sganarelle

Don Juan cours au secours de Don Carlos, attaqué par trois voleurs. Le dernier évite la ville à cause d’une question d’honneur: il veut venger l’offense d’une sœur (Done Elvire) séduite et enlevée d’un couvent par Don Juan Tenorio, fils de Don Louis Tenorio. Evidemment, il ne connait pas l’identité de son sauveur.

Don Juan, sans dévoiler son nom, promet à Don Carlos de lui enseigner où se trouve l’homme qu’il cherchait.

Scène IV. Don Alonse, et trois suivants, Don Carlos, Don Juan, Sganarelle

Don Alonse reconnaît Don Juan. Il s’empresse de l’attaquer, mais Don Carlos lui dit qu’il doit sa vie à Don Juan. La situation est compliquée, car le ressentiment de l’injure coexiste pour Don Carlos avec la reconnaissance de l’obligation. Ainsi, le dernier propose d’accorder à Don Juan un délai de quelques jours avant la vengeance.

Don Alonse accepte à contre-cœur de donner à Don Juan une suspension d’un jour.

Don Carlos laisse à Don Juan le choix de son sort: « Il est des moyens doux pour nous satisfaire; il en est de violents et de sanglants [...] »

Scène V. Don Juan, Sganarelle

Don Juan dit: « J’aime la liberté en amour [...] j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront. »

Don Juan et Sganarelle rencontrent le tombeau que le Commandeur faisait faire avant d’être tué par le premier. A l’intérieur du mausolée il y a la statue du Commandeur.

Don Juan ordonne à Sganarelle de demander à la statue si elle veut souper avec lui. La statue baisse la tête.

Acte IV

Le théâtre représente l’appartement de Don Juan

Scène I. Don Juan, Sganarelle

Don Juan et Sganarelle discutent sur la rencontre avec la statue du Commandeur. Don Juan: « nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue ».

Pour Sganarelle, le signe de tête de la statue du Commandeur est un miracle du Ciel qui, scandalisé de la vie de Don Juan, veut le convaincre de Son Existence pour le retirer de son existence dissolue. La réaction de Don Juan à cette suggestion est très nette: « Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de bœuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te ruer de mille coups. »

Scène II. Don Juan, La Violette, Sganarelle

La Violette annonce M. Dimanche, le créancier de Don Juan. Celui-ci le fait entrer.

Scène III. Don Juan, M. Dimanche, Sganarelle

Don Juan fait de grandes civilités à M. Dimanche. Toute une tactique de la politesse est mise en œuvre pour empêcher le créancier de formuler ses requêtes d’argent.

Finalement, M. Dimanche se voit obligé de quitter la maison de Don Juan sans avoir touché son argent.

Scène IV. Don Louis, Don Juan, La Violette, Sganarelle

Don Juan reçoit la visite de son père, Don Louis. Celui-ci avoue son mécontentement quant aux actions de son fils: « Hélas! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs non pareilles; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. »

Entre les deux personnages il n’y a pas de dialogue. Le père de Don Juan quitte la scène après avoir avoué sa tristesse. Il menace son fils avec la punition: « Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître. »

Scène V. Don Juan, Sganarelle

Don Juan souhaite à son père qu’il meure le plus tôt possible.

Sganarelle essaye de dire à son maître qu’il a eu tort de ne pas écouter l’avertissement de son père, mais devant l’attitude menaçante de Don Juan il change: « Oui, Monsieur, vous avec tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent? Un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature! Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre? J’admire votre patience; et si j’avais été en votre place, je l’aurais envoyé promener. O complaisance maudite! à quoi me réduis-tu? »

Scène VI. Don Juan, Done Elvire, Ragotin, Sganarelle

Done Elvire rend visite à Don Juan. Elle avoue que son irritation de femme trompée l’a quittée, et qu’elle a pour son époux un message de la part du Ciel: « que vos offenses ont épuisé sa miséricorde [la miséricorde du Ciel – n.n.], que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. »

Don Juan ne donne aucune réponse à Done Elvire.

Scène VII. Don Juan, Sganarelle

Les paroles de Done Elvire n’ont fait aucun effet sur Don Juan. Quand même, il dit: « Sganarelle, il faut songer à s’amender pourtant. [...] Oui, ma foi! il faut s’amender: encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous. »

Done Elvire le séduit encore une fois, venue avec un nouveau discours et des nouveaux habits. Sa capacité de changer d’image (n’importe quelle image, pourvu qu’elle soit autre!) suscite son intérêt érotique. Mais cette fois-ci elle ne cède plus.

La Statue du Commandeur vient souper avec Don Juan.

Scène VIII. Don Juan, La Statue du Commandeur, qui vient se mettre à table, Sganarelle

Don Juan fait mine d’accueillir la Statue comme un convive ordinaire. La Statue invite Don Juan de venir souper avec lui le lendemain.

Acte V

Le théâtre représente une campagne

Scène I. Don Louis, Don Juan, Sganarelle

Don Juan, hypocritement, annonce son père qu’il s’est repenti de toutes ses erreurs. Son père en est heureux.

Scène II. Don Juan, Sganarelle

Sganarelle se laisse trompé lui aussi par les paroles de son maître, mais avec lui Don Juan est sincère. Sganarelle invoque comme argument pour une éventuelle conversion de son maître la statue du Commandeur. Don Juan répond: « Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends pas; mais quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme; et si j’ai dit que je voulais corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire, c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver. »

Don Juan est un expert en vices: « Il n’y a plus de honte maintenant à cela: l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profesion d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimages, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ile ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulement d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accomode aux vices de son siècle. »

Pour Sganarelle, il ne manquait à son maître que d’être hypocrite pour atteindre le comble des abominations. Il en perd le contrôle. Il dit ce qu’il pense: « Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche; la branche est attachée à l’arbre; qui s’attache à l’arbre, suit de bons préceptes; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles; les belles paroles se trouvent à la cour; à la cour sont les courtisans; les courtisans suivent la mode; la mode vient de la fantaisie; la fantaisie est une faculté de l’âme; l’âme est ce qui nous donne la vie; la vie finit par la mort; la mort nous fait penser au Ciel; le Ciel est au-dessus de la terre; la terre n’est point la mer; la mer est sujette aux orages; les orages tourmentent les vaisseaux; les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote; un bon pilote a de la prudence; la prudence n’est point dans les jeunes gens; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux; les vieux aiment les richesses; les richesses font les riches; les riches ne sont pas pauvres; les pauvres ont de la nécessité; nécessité n’a point de loi; qui n’a point de loi vit en bête brute; et, par conséquent, vous serez damné à tous les diables. »

Dom Juan considère que Sganarelle a fait un « beau raisonnement ».

Scène III. Don Carlos, Don Juan, Sganarelle

Don Carlos souhaite « que les choses aillent en douceur » dans le problème avec Don Juan, mais celui-ci prétexte hypocritement que le Ciel « s’y oppose directement ». Don Carlos ne se laisse pas dupé. Don Juan: « J’obéis à la voix du Ciel. [...] C’est le Ciel qui le veut ainsi. [...] Le Ciel ordonne de la sorte. [...] Prenez-vous-en au Ciel. [...] Le Ciel souhaite comme cela. »

Scène IV. Don Juan, Sganarelle

Sganarelle dit à son maître qu’il espérait toujous son salut, mais maintenant il en désespère.

Scène V. Don Juan, un spectre en femme voilée, Sganarelle

Le spectre avertit Don Juan que le Ciel veut lui parler. Don Juan: « Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende. » Don Juan veut frapper le spectre avec son épée, afin de « voir ce que c’est ».

Scène VI. La Statue, Don Juan, Sganarelle

La main dans la main de la statue, Don Juan est brûlé par un feu invisible.

Sganarelle dit la dernière réplique de la pièce: « Voilà par sa mort un chacun satisfait: Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n’y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. »