dimanche, mai 27, 2007

Philippe Jones, L’ombre portée (notes de lecture)

Philippe Jones, L’ombre portée (notes de lecture)
Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.

Retour à Bracciano
Jeux de spatialisation: « Je suis ailleurs, partout. L’ubicuité, je connais. Le lac intérieur est une notion de perspective. D’une rive on aperçoit l’autre, on ne la voit pas, on ne la lit pas. Elle vous questionne. On discerne, derrière un voile dû à la chaleur, une découpe, une interruption entre l’eau et le ciel, sur laquelle peut se greffer une attente ou un souvenir, comme une photographie qui ne capte que les nuances climatiques ou un Seurat dont les ponctuations infiniment passent de l’une à l’autre teinte.
Parfois ce trait de séparation disparaît totalement; plus de limites entre l’espace et le fluide, plus de terre à l’horizon, et le lac intérieur s’ouvre sur l’indistinct, l’infini, que la peur du vide vient peupler de fantasmes, la grosse bête de l’enfance, le fin tracé d’un visage de femme. » (p. 235)

Sur le temps: « Il part toujours à 12 h 6. Pourquoi 6 et pas à l’heure juste? Parce qu’il n’y a pas d’explication valable. Nulle raison d’en susciter. L’heure c’est l’heure, qu’importe les fractions! Il n’y a que les gens pressés pour en tenir compte. On ajoute les fractions pour ces êtres-là, on leur donne ainsi l’illusion de gagner, puisque, comme tout le monde sait, time is money. Si cette formule pouvait être inversée et que l’argent devienne le fruit du temps, on prendrait son temps pour le gagner! » (p. 235)

Une petite excursion avec une demoiselle dans un restaurant visité il y a vingt-cinq ans dans la compagnie d’une mystérieuse Stéphanie. Hélas, Giulia ne passe pas le teste de la comparaison et sera quitté d’une manière brusque, mais non sans élégance.

La porte et son vide

« Une aube orange envahit l’horizon. Tout un vide à combler. L’arbre était en sommeil encore. Sur toute scène de la vie, il y a un personnage que l’on ne peut comprendre. Le fou que l’on porte en soi ou celui qui frappe à la porte. » (p. 238)

Un vieux magistrat sent le refroidissement des relations avec sa famille. Un jour un clochard frappe à sa porte pour lui demander un peut d’argent et le magistrat décide de l’amener quelque part boire un coup.

Une chute d’oiseaux
La disparition des oiseaux à cause de la pollution. Un chercheur crée un OMG capable de se nourrir exactement des gaz toxiques, sorte de purificateur de l’atmosphère.

Le beau métier qui fut

Un correcteur doit choisir entre la mise à la porte et le changement de fonction dans la « boîte ». Il revient trop tôt à la maison, et surprend sa femme avec une amie. Il paraît que les deux soient lesbiennes. Décidément, les temps changent.

Ciel de jour et ciel de nuit

Un noir, élevé par les Blancs, vit à partir d’un certain moment entre deux mondes, à l’écart de l’univers traditionnel et pas accepté par ceux qui l’ont éduqué. Il décide de rebrousser chemin vers la culture d’origine: « Vouloir la même chose pour tous, pensa-t-il, est une absurdité. Pour devenir, il fallait être. Pour qu’une étoile brille, il faut une flamme. » (p. 250)

Le ravalement

Un bâtiment « se refaisait une beauté ». L’immeuble est en réparation générales, couvert de longs voiles. Une femme qui vit auprès d’un malade, en parlant seule, trouve un sac en plastique avec lequelle elle couvre sa tête, histoire d’expérimenter, de jouer seule un jeau nouveau. Elle tombe du haut du bâtiment.

Marielle et ses motards
« Tout dans les yeux, tout dans l’esprit. » (p. 253)

Un espace fracturé, en souffrance: « Quelques couloirs à suivre et il se retrouve, après l’escalier, à deux pas de l’air libre. L’épisode de l’escalator est une étape fondamentale. Grâce à cette remontée mécanique il passe de l’intérieur et d’une sorte de périphérie psychique, où tout est fléché et obligatoire, favorisant le fantasme des claustrations, au monde extérieur et à la péripherie matérielle où tout est donné dans le mouvant et le désordre.
Le passage de la dernière porte à l’escalier constitue chaque fois l’épreuve ultime. Si l’issue révèle le vent et la pluie, les heures restent bouchées sur l’horizon d’une taverne et de verres à moitié vides. Si, par contre, la journée s’avère belle, tout est possible. C’était le cas. » (p. 253)

Intercesseur
Un homme nage dans la mer. Une illusion optique: « Il se réveille, Marc se redresse, écarte la sueur de ses yeux et, comme s’il manipulait un commutateur, le son revient et le cri très rythmé des mouettes qui occupent toute la partie gauche de son horizon. Et, là, il perçoit une ronde quasi parfaite et lente des oiseaux, deux ou trois mètres au-dessus d’une superbe sculpture. Sculpture parce qu’immobile, à première vue tout au moins, une forme parfaite, féminine, oui comme un rocher, comme un îlot de chair, car si l’on attache son regard, on voit qu’elle respire. [...]
Ici, cette forme nue, cette femme, figure en lotus, dont Marc peut suivre maintenant le gonflement et le léger retrait de la poitrine, signe de vie et d’une attente, devient l’intercesseur qu’il espère. Il se lève. Sa mise en marche est lente, il ne veut rien troubler, ne rien abolir de cet extraordinaire spectacle, de cette femme assise auréolée d’oiseaux. Il s’approche lentement et, au fur et à mesure que la distance décroît, le spectacle semble se diluer jusqu’à devenir transparent. Au terme de sa quête, il ne trouve qu’une sèche échouée, que deux mouettes se disputent. » (p. 257)

La voiture d’enfant

« Ainsi chacun va-t-il son chemin et les rencontres sont le fait d’un hasard ou de la distraction. » (p. 258)

Une rencontre dans le parc, avec une jeune baby-sitter. Petite confusion, l’homme croit courtiser une fille-mère. La promission d’une relation qui commence à peine.

Marée basse

Quatre couples se rencontrent dans le même endroit, au bord de la mer. Ils y apprécient une place tranquille, tempéré, tendre. La retraite choque chaque personnage, tour à tour. Chacun essaie de retrouver un équilibre, de s’impliquer dans une action. Un ex-sportif ne résiste pas et se suicide en se noyant.

Entre deux feux

Un homme rencontre une femme à nombril découvert.

« Qu’est-ce qui pousse les femmes, et la mode, à révéler cette partie de leur anatomie parmi, lui semble-t-il, les plus intimes, les plus secrètes? Le souci d’affirmer inconsciemment son existence, son individualité? Est-ce un simple ornement, un pont c’est tout? Non, c’est là que le cordon ombilical fut sectionné, c’est lorsqu’il se noue que commence le monde. Un monde à soi, à supporter seul, et qu’on ne peut dénouer que pour le quitter, rongé de l’intérieur ou crevé par les accidents de la vie. » (p. 265)

« S’il savait peindre, il n’hésiterait pas. Et il se voit reproduisant, s’appliquant à rendre cette douceur exigeante, cette complicité de la chose qui se donne sans arrière-pensée. Il s’imagine peintre et prenant le nombril pour unique modèle. Variations sur un thème donné ne serait qu’un faux titre. Une monomanie peut-être. En fait, de tels portraits seraient, chaque fois, uniques par la texture, la forme, l’aspect, la consistance, l’ouverture, le secret, l’ombre et la lumière, accentués par les pierres que certaines y incrustent. Chacun se voulant, ou non, le nombril du monde. Le format même de sa représentation devrait varier en hauteur, en largeur, selon l’âge, la carrure, le comportement du sujet. Le tondo pour l’adolescente.
Cette forme de nombrilisme, son expression, permettrait une meilleure connaissance de soi. La cicatrice ou la signature de l’existence serait ainsi mieux objectivée que les reflets d’un miroir. Il se souvient d’un film sur les curiosités érotiques et secrètes de New York où un artiste-sculpteur modelait, en trois dimensions, des sexes féminins que lui commandaient des clientes narcissiques, sans doute soucieuses de se mieux connaître ou d’offrir un souvenir à leurs amants. La différence est cependant notable, songe Julien, le sexe ainsi figuré est à l’image de l’origine du monde selon Courbet, mais le nombril, lui, témoigne de l’existence de l’individu, et celui entrevu ne cesse de l’obséder. Son volume et sa couleur le hantent. » (p. 265-266)

La conférence et l’obscur
Un chercheur à la retraite découvre la solution d’un problème épineux, qui passionne le monde scientifique depuis deux siècles (le problème de Schwartz – noir, en allemand).

« La beauté de la communication, de la téléphonie, de l’administration, de la hiérarchie, de ce monde moderne où deux voix ne peuvent se joindre sans numéro de passe – sans intermédiaire ou sans code, mais où l’urgence aussi est telle, dans l’esprit d’un chacun, que tout doit être connu, transmis à la seconde, et provoque dix fois plus de décharge d’adrénaline qu’elle n’apporte de satisfaction! » (p. 269)

Réponse de son successeur, ancien assistant, aujourd’hui recteur de l’Université: « Snas doute, mais aujourd’hui les université cherchent d’abord à résoudre des problèmes d’application pratique. Si tu m’avais annoncé que ta découverte allait combler le trou noir de mon budget, je te claironnais sur-le-champ... Excuse-moi, il faut que je te quitte, ta solution va certainement ravir l’International Logic and Mathematical Society et te valoir leur Gold Medal. Pour toi, un couronnement de carrière! Previens l’ILMS sans tarder, car il doit y en avoir d’autres que toi sur la piste de ce vieux Schwartz! Fais-moi signe dans trois semaines, je serai rentré d’une tournée au Japon. J’ai été heureux de t’entendre! Encore mes félicitations. Il faut que l’on se voie! » (p. 270)

Ce pont sur la Moldau
Un homme qui a été dans la résistance pendant la deuxième guerre mondiale, qui a travaillé pendant toute sa vie chez Skoda. Puis mis à pied, parce que trop vieux pour s’adapter aux nouvelles technologies. Il trouve un emploi dans une entreprise de transport fondée par un ex-copain de la résistance, il s’occupe de la partie mécanique. Une philosophie de vie simple: « Alors, comme vous le dites: allons-y. Le reste c’est du papier d’emballage. » (p. 273) Ni bonheur, ni malheur, justement la conscience du temps qui passe.

L’ombre du sulfure

C’est une nouvelle qui combine lumière et son.

Lumière: « Il y voyait mille et un reflets et les bulles que ce verre retenait, comme autant de ballons captifs, semblaient osciller selon les rayons que la lumière leur dispensait. Cela se nommait un sulfure et fut acquis à Biot. L’usage de presse-papiers était le plus normal. Globe translucide aux nuances d’or, celui-ci était particulièrement lourd et, posé sur l’appui de fenêtre, avait acquis le statut d’objet. On pouvait l’observer et, travaillant à son bureau, il y portait très souvent le regard. » (p. 274)

Son: « La présence répétitive de Lise et qui ne débouchait que sur le nu de Lise, d’une Lise offerte et ce « viens » sans autres paroles que les gémissements du plaisir, était-ce autre chose que des sons? » (p. 274)

La fontaine et son double

Une fontaine se trouve au carrefour des trajets de jeunesse du narrateur. Les années de la maturité signifient l’abandon de ces trajets. La fontaine n’est plus.

Une balle perdue
« Collision, collusion, confusion... » (p. 279)

Texte-collage par excellence.

Un homme fait des affaires au Moyen Orient. Il se fait tué par une balle perdue, dans une dispute en pleine rue.

Le papillon du Nil

« Le hasard voulait – car le hasard veut -... » (p. 282)

A propos de la voix: « Son interlocutrice parlait avec un faible accent, slave ou germanique, une intonation à la foix chaude et enveloppante, exerçant une sorte d’attirance qui avait scellé le récepteur à son oreille pour mieux écouter et laisser cette voix résonner dans sa tête. » (p. 282)

Du son à l’image: « La voix entendue vint cependant bouleverser l’ordre établi. Pendant plusieurs semaines, elle le hanta. Son imagination lui suggérait des formes, longilignes ou musclées, un teint clair ou basané, car l’accent, dont il n’avait pas bien perçu l’origine, allait de la fille des neiges aux flammes macédoniennes. » (p. 283)

C’est la voix d’une femme, entendue au téléphone, qui rend amoureux un homme. Celui-ci change ses habitudes, occupe une place dans l’administration du mensuel pour lequel travaille la femme, il la rencontre et c’est l’amour.

De l’espèce à l’espace

« Tout n’est qu’attente. Et les dates et les chiffres s’en vont, maléfiques, bénéfiques: le 13 et l’an 2000, un billet de loterie, une cote insuffisante, les Turcs devant Vienne, ten sixty six and all that, l’an 40, la Victoire de Samothrace, le sac de Rome et tutti quanti... Le temps passe et le temps presse ou il tarde, retarde et rebondit. » (p. 283)

« Il appartient encore à la génération des analphabètes de l’informatique, du web et autres raffinements abréviatifs et immédiats. Le recyclage fut difficile avec ce langage d’agent secret, fait d’initiales, de ponctuations et de mots de passe. On ne dit plus: « Voulez-vous faire l’amour », on tape l o v w.z, w por woman, z pour zizi. Hétérosexuel donc. Et il n’est pas dit qu’en ajoutant un chiffre on n’obtienne pas la position idoine du Kama-Sutra. Sans les précisions, tout est possible; on ne sait trop où l’on navigue. On nomme cela la joie du surf. » (p. 287)

Espace virtuel: « Tout aboutit sur l’écran, le travail comme le plaisir. Le patron n’a-t-il pas dit que, dans quelques mois, les réunions se feraient à domicile par écrans interposés, chacun pouvant voir tous les autres dans un espace virtuel et suivre ainsi, non seulement la discussion, mais observer les mimiques de chaque participant. » (p. 287)

Le fait des autres

Très émouvant comme histoire. Sur le conflit israelo-palestinien. Très intelligent aussi. Plein de douleur et d’espoir.

Toile pour un été
Texte-collage.

Le miel du temps

« Tout un passé submerge, tout le passé débarque. Il prend les couleurs d’aujourd’hui, quelle que soit la vigueur des images qui furent, l’une cache l’autre ou mord sur la mise en page. Marmelade au passé présent. » (p. 296)
Encore!

lundi, mai 14, 2007

Philippe Jones, L’instant multiple (notes de lecture)

Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.


Figure d’origine

Une femme enceinte surprise sur une presqu’île dans une attitude mystérieuse, presque hiératique, la main droite à l’oreille et la gauche posée sur le ventre. Deux générations plus tard, une jeune fille fait la même chose: « J’attends notre mêre à tous. » Comme si le geste serait plus fort que les femmes, plus fort que les circonstances, plus fort que la civilisation.


Les grands travaux

Un mec, peut-être bibliothécaire, tombe amoureux d’une vedette. Tout se passe bien (« d’étonnantes étreintes ») jusqu’au moment ou Sheila Dobson apprend qu’il n’est pas de la « jet set ». Elle lui tourne tout simplement le dos.

« Non qu’il fût un rat de bibliothèque, il connaissait néanmoins ces petites émotions lorsque l’œil, suivant les mains qui épluchent un fichier, bute sur un nom, un sous-titre, une date qui, par l’accélération cardiaque, une légère sueur sur la lèvre supérieure, un arrêt du regard, créent la tension d’une découverte, qui peut se révéler fausse l’instant d’après ou, parfois, ouvrir heureusement une voie nouvelle. Rien de tel dans ces listes qui scintillent sur un écran, et qui ressemblent davantage à l’énumération des noms sur le monument aux morts d’une guerre, depuis longtemps cicatrisée.

Le livre, puis la page, que l’informatique appelle, éveille et présente, suivant le bon usge de l’œil et du doigt, apportent évidemment une réponse à la question posée. Est-elle identique à celle que bruissent des pages, rapide ou lent, l’arrêt juste avant, ou après, celle recherchée, peut éclairer autrement la référence requise. Le livre, dans l’aléatoire des doigts qui l’ouvrent, se prête à tous les déraillements, suscite des idées annexes, fait ricocher une pensée vers d’autres directions parfois plus essentielles que le chemin obstinément suivi. La réponse est-elle toujours, en tout temps, en tout lieu, dans le droit fil du raisonnement qui se veut progressif? » (p. 175)

Dépersonnalisation de la femme qui n’est plus aimée: « Sheila n’était qu’un site, une image, un leurre. » (p. 176)

L’amour pour une autre femme. Elle lit Liberté sur parole, d’Octavio Paz.


Entre deux étages

« Unité de temps: ce jour; unité de lieu: ce restaurant; unité d’action: quelques faits du quotidien. » (p. 178)

Pierre et Denise rencontrent Jennifer, l’ex-petite-amie de leur fils, Bob.

Trajet professionnel: « Lorsque je suis partie, il y a déjà deux ans, je suis d’abord rentrée à Dublin et j’ai trouvé un job à l’université, mais au bout de trois mois il m’a semblé être retournée au collège, prisonnière du contexte dont j’avais voulu m’échapper... J’obtins alors une bourse pour un summer school en communication à Salzbourg, là, j’ai rencontré un garçon qui m’a décroché un stage aux services techniques et rédactionnels de la télévision bavaroise. Bref, de fil en aiguille, comme vous dites, j’appartiens maintenant à un consortium de TV européennes, une sorte de groupe de pression, ici auprès des Communautés, pour la coproduction et la traduction d’émissions. Voilà. » (p. 179)

Petite phrase inattendue après l’évocation des amours entre Jennifer et Bob: « Ne lui dites pas que je pense souvent à lui ».


La promenade

Un homme a l’impression d’un mouvement à sa droite, qui se produit à la limite du champ visuel. L’examen médical chez l’ophtalmologue n’apporte aucun éclaircissement.

Coup à la fin: « Cette fois il y avait quelque chose, il était sûr d’une présence, d’ailleurs un bras se glissait sous le sien. “Venez donc”, crut-il entendre. “Où vas-tu?” lui demanda Hélène. “On est venu me chercher, tu le vois.” “Mais où vas-tu?” Elle répèta la question par trois fois sans réponse. Frédéric était déjà trop loin. “C’est le chemin de la fontaine”, s’entendait-il murmurer. » (p. 182)


L’ombre d’un pont

« Chaque spermatozoïde qui atteint son but perturbe non seulement l’ovule qu’il féconde, mais aussi un nombre indéfini de vies. Cette constatation lui paraissait évidente. Et il ne songeait ni aux parents de Hitler ou de Staline, ni aux légions de César, ni aux grognards de l’Empire. » (p. 183)

L’histoire d’un garçon appelé David qui se fait rejetter par son père après la mort de sa mère. Un frère malformé - « ce frère étrange, mal formé, avec de petits moignons pour membres » (p. 183)

L’explication du drame: « La rupture d’un pont, l’écroulement d’une voie n’est pas une brisure soudaine, mais la conséquence de multiples tensions, tractions, chocs et infiltratons qui mènent à un effondrement. » (p. 183) Comme si les hommes étaient des ponts...

David se rend chez Mme Marthe, sa tente. Inceste. Apogée de la crise: « Assis au bord de l’eau, s’apprêtant à rentrer, David se souvint de la convoitise des yeux de Marthe lorsqu’il s’était dévêtu devant elle la première fois. Et si elle avait un enfant déjà en route? Lui, que deviendrait-il? Il regarda longuement le canal avant de s’y confier. » (p. 184)

L’élément le plus « normal » de la vie de David est l’inceste avec tante Marthe. Aucune souffrance, aucun doute. Par contre, l’anormalité de sa vie est vécue par lui comme un trajet obligatoire: « Et si elle avait un enfant déjà en route? Lui, que deviendrait-il? » (p. 184)


Le retour de la figure écarlate

Un écrivain fait la rencontre d’une femme à la montagne. Elle lui raconte une histoire bizarre: « [...] mon mari a acheté il y a une dizaine d’années un portrait moderne.. je veux dire peint par un artiste contemporain assez connu je crois, Georges Bertaux... Ce tableau représente un personnage très esquissé... si je puis dire... bien que très présent. Les traits sont simplifiés, la découpe du visage animée par des tracés essentiels... le buste est composé de formes et de plages colorées... mais quoique schématiques, il ne peut s’agir que d’un portrait... il s’en dégage une individualité... et une grande force. L’ayant un jour décroché, pour l’épousseter, j’ai lu au revers: “Variante sur le portrait de J.-L.B.”... Dans un ouvrage sur l’artiste, j’ai appris qu’il avait fait votre portrait... La toile de mon mari s’intitule la Figure écarlate et vous voyant ce matin avec votre veste rouge... mais peut-être ne connaissez-vous pas le tableau...? » (p. 187)

Rencontre un an plus tard. Etreintes sous le tableau: « Quelques heures plus tard, Berdier ouvrit les yeux, la Figure écarlate rayonnait au-dessus de la carnation dorée de la jeune femme. Lequel des deux venait-elle d’aimer? » (p. 188)


Dédé-la-Montre

Deux enfants, Jean-Christophe et Jean-Marie surprennent un homme en train de se masturber. Dédé (qui) la montre. Amitié très paisible entre les trois personnages. Un jour l’adulte disparaît, avant que « les deux Jean » comprennent la nature de sa passion.


Les nuages du portrait

« La vie est une galerie de portraits qui part du flou et se termine dans le flou. La couleur se hausse puis s’atténue. De la jeunesse à midi, elle éclate; de treize heures à dix-neuf heures, elle se nuance; puis des ombres la prennent, l’enrobent d’inconnus, parfois l’étouffent de mélancolie. » (p. 192)

Un homme rencontre une femme. Amours difficiles: « La course et le combat furent longs, avec ses pièges pour l’un, ses fausses pistes pour l’autre, des rencontrent, des évitements, aussi des tête-à-tête, enfin des corps à corps, séductions et rapts, effleurements et étreintes. » (p. 193)

La nature de Monique est envahissante, intrusive.

Définition du narcissisme: « encombrement de soi par soi-même » (p. 192)

Sur l’écriture de Philippe Jones: « La narration ne s’écrit qu’après coup, en fondu enchaîné; des faits, des gestes, des actes, des paroles juxtaposées, accumulées et empilées, et qu’un rythme oblitère. » (p. 192-193)


Picasso Bleu

Louis Sabarte rencontre dans la salla à manger du Palace Hôtel les membres d’un Quartet en train de manger. Coup de foudre pour la viollonceliste, suivie par une échange assidue de lettres. Un jour, elle lui écrit: « Mon amour de la musique s’exprime partout, celui de la vie est ici. » Choc pour l’homme: « Sabarte fut saisi d’un froid identique à celui ressenti, des mois auparavant, devant la salle désertée. Il contemple la page blanche, sauf pour la ligne d’écriture, presque calligraphiée, cette écriture calme, posée, belle, qu’elle avait toujours. Puis il regarda, incrédule, l’enveloppe. L’adresse y était rédigée par une autre main, nerveuse et heurtée. Pourquoi? La question n’eut jamais de réponse. » (p. 196)


Un lieu de cendres

La surprise d’une définition digne d’un fin observateur économique: « [...] il n’y a jamais de vraies offres pour de vraies demandes, mais des sommes accordées pour des commandes convenues » (p. 198)


Détours et défilés

Histoire d’une jeune fille très belle, mannequin de son état. Vie très dure « dans les plus bas quartiers de la médisance, de la veulerie, une vie sans répit, haletante dans sa volonté à elle de liberté, d’autonomie » (p. 202).

Deux hommes, un érotomane, Charles, diabolique, et un homme de bonne volonté, Francis.


La forêt d’Evariste

Intertextualité: « Il était de petite taille et svelte, sa silhouette rappelait celle de Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du paradis, la grâce et le métier en moins évident. » (p. 203)

Un vieux sympathique qui se fait enculé par un bûcheron dans un forêt.


Mettre sur le métier

Henri se prend pour un peintre, il travaille le buvard, quand il ne se prend pas pour un écrivain, dans la charnière de James Joyce.

Relation entre l’écriture et les arts plastiques: « Lorsque la structure de base ou l’esprit de la composition est atteint, j’introduis les citations. Parfois, c’est l’inverse, je commence par la citation et tout s’agence autour d’elle. Mais en général le climat sélectionne la référence ou son réseau d’indices. [...] elle [la citation] est ici totalement intégrée et ne se limite pas aux arts plastiques. L’écriture épouse mes buvards, elle s’y mêle et se superpose à la fois, créant divers niveaux de lecture dans la matière même et, par le sens, selon les impressions. Les résonances sont multiples, sciences, philosophie, lettres, allusions ou renvois, tant au réel que dans le dérisoire [...]. » (p. 208)

Sur l’écriture: « La recherche d’un magma nouveau du verbe, ces parages, ces “environs”, ce souci de placer le public dans l’œuvre même ou de le situer par rapport à elle, sont un aspect positif de l’art contemporain, qu’il s’agisse des demeures d’Etienne-Martin, des pénétrables de Soto ou des miroirs de Pistoletto... Mais n’avait-il pas déjà pensé cela, ne l’avait-il pas écrit ailleurs, il y a des années peut-être? » (p. 210)


Trois exposant trois

Le texte a huit paragraphes, dont le dernier est explicatif. Les paragraphes I et V appartiennent au chef d’entreprise; II et VI au peintre; III et VII au poète. Le troisième aura son écho dans le dernier. Forte sensation de collage. Le thème est le fantastique au quotidien.

Huitième paragraphe: « L’instant multiple, ce rond-point où tout se concentre, où les flux, les chemins se croisent, et parfois font lever les récoltes du jour, grain de blé, de toile ou de peau, les interlocuteurs avaient en commun un regard clair. Et pourtant différent. L’un fixait son vis-à-vis, l’autre songeait à des cimaises, le troisième alimentait des feuilles de papier. Ils se réunissaient le soir pour échanger leurs impressions, les mélanger, les battre, les faire revivre. » (p. 212)


Tout feu

Une femme contrôle tout, ou semble tout contrôler: « Elle était figée, agrippée à son volant comme s’il faisait partie d’elle-même. Le volant et le moteur, la direction et la vitesse, ainsi que les roues, le klaxon et les feux, autant d’exécutants asservis à sa personne. Tout forcément la concernait et elle s’occupait de tout. N’est-elle pas le cœur de sa vie et, dès lors, responsable de ce qui l’entoure? Elle avait un avis à donner en toute matière. Tout formait un tout. Sa vie sexuelle était un monde en soi et sa propriété: contacts, rapports, jouissances. Elle se devait d’en connaître chaque aspect. Son plaisir? Appartenait-il à l’autre? Non, elle seule le guidait. Son expérience en apportait la preuve. Les hommes ou les femmes qu’elle choisissait, les raffinements qu’elle exigeait, tout était le fruit de son imagination et de sa volonté. Du moins en était-elle convaincue. » (p. 213)

Une femme seule, bisexuelle. Son fils à la maison oublie le gaz allumé. Elle révient chez elle après une séance mouvementée, tourne l’interrupteur et c’est l’explosion.


L’émail des portes

Marc peint des portes. Il achète une propriété à portes gigantesques. Il a une relation avec Maureen. Celle-ci ne veut pas rompre avec Georges pour vivre avec Marc. Le dernier commence à perdre sa vue. Pour son occupation, c’est le désastre. A la fin, il se suicide.


La messagère

Etienne se fait masser et des vers résonnent dans sa tête. Il les reprend un jour plus tard, dans ce qui semble être de l’écriture automatique.


Petits et grands

Thomas, immobilisé à cause d’une sciatique, lit des nouvelles littéraires. Sauf qu’il ne feuillete plus, il jouit du loisir de lire. Mais ce n’est pas le bonheur: « Thomas avait donc navigué en surface des années durant. Naviguer est un grand mot, caboter serait plus juste. Vouloir aborder ce monde des profondeurs sans préparation, sans bouteille d’oxygène? L’eau devient vite glauque et la pollution des mers rend la vision des poissons difficile. Le souffle surtout faisait défaut, le petit-fils l’avait repêché au bon moment. » (p. 222)

Thomas explique à son petit-fils qu’est-ce que c’est qu’un adverbe. Ça le rassure.


Un sourire à la une

« Dans un temps où les traits du visage importent plus que la parole et l’idée, où l’on croit encore qu’une chose montrée est réelle alors que l’image est toujours sollicitée par le choix, l’angle de vue, la séquence, lorsqu’elle n’est pas systématiquement tronquée, lorsqu’il n’y a aucune assurance que les morts présentés sont bien du jour et non ceux qu’un autre combat, pour toutes ces questions qui relèvent du politique et de la finance, on vit aujourd’hui une pantalonnade. On tire des ficelles. » (p. 224)

Germain tombe amoureux de Frida. Celle-ci décide de le quitter, en dépit du fait que leur relation semble magnifique. Elle lui envoye un fax: « C’était trop parfait pour prendre le risque d’une suite. » (p. 225) Puis elle change d’avis: « Au café, en face, je t’ai vu arriver, mais je croyais qu’il valait mieux rompre et garder le souvenir... Excuse-moi... Comme tu ne sortais pas, je me suis imaginé... Je t’aime, mon amour... J’arrive. » (p. 225)

Réflexion: « Dans un monde qui a la rapidité pour seule vertu, le contenu d’un fax est public avant de parvenir à son destinataire. » (p. 225)


L’aiguillon

Les événements se répondent, s’enlacent, se font l’écho l’un l’autre. Gaston travaille avec une pelle mécanique de grand format à l’ouvrage d’un terrassement. Une grosse pierre lui exige un effort supplémentaire. Une guêpe lui fait une piqûre douloureuse. Juste après, la pierre a cédé. La chaîne des événements apparemment anodins reçoit une clé herméneutique: « C’est souvent comme ça dans la vie [...], il suffit parfois d’un événement inattendu pour que les choses se mettent à bouger. » (p. 228)


Propos fin de siècle

Thomas dit à Lénore: « Ton sexe ressemble à une coccinelle, quand il s’ouvre, c’est l’envol. » (p. 231)
Encore!

jeudi, mai 10, 2007

Philippe Jones, L’angle de vue (notes de lecture)

Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.

Sans laisser d’adresse

Jeu des souvenirs, glissement d’un sujet à l’autre, d’une image à l’autre. Tout à l’abri de la première phrase: « La mémoire? C’est souvent les autres. Les pertes de mémoire? Leur disparition. » (p. 113)


L’oiseau de pierre ou le voyage

Dans un pays africains (« ce pays que la sécheresse assiège »), un voyageur trouve une sculture qui rappelle un oiseau: « Oui, un oiseau clos sur lui-même, ovoïde, le cou engoncé, le bec courbe affleurant, deux perles pour le regard, une présence, la queue en spatule que la moindre alerte pourrait mobiliser. Les formes sont plus éloquentes, plus signifiantes que des mots écrits ou prononcés. L’oiseau, même celui d’un autre continent, d’une autre époque, reste toujours un oiseau. Ainsi l’Annonciation – qui vole et qui ne vole pas – est-elle souvent aussi massive, dans les tableaux des primitifs, que cette pierre ou qu’une colombe de Picasso; ainsi le bec d’Horus, dont les yeux sont lune et soleil, connaît-il une courbe égale à celle de ce cousin du sud. » (p. 117-118)

L’oiseau en pierre disparaît: « Envolé, par-delà la fenêtre close? Peut-être a-t-il rejoint, là-bas, dans le temps, l’esprit d’Horus, peut-être est-il devenu, dans l’espace, le compagnon de Brancusi. La poésie des formes, des lieux, des sons et des matières abolit les distances. » (p. 119)

Les migrations

Métaphore de la guerre appliquée à la vie courante: « Il y avait eu les instructions et l’enseignement du combat. Etre bien armé pour affronter la vie. Dès l’école primaire, c’était le mot d’ordre! Les orientations s’imposaient ensuite, sans tarder, la fine, la haute spécialisation, celle qui, dans une circonférence, permet, au millimètre près, de distinguer un point d’un autre, point qui s’aguise et devient pointe, dont le nombre forge une énorme roue dentée, qui s’imbrique dans une autre, et se met à tourner sans fin jusqu’à l’usure, jusqu’au moment où une nouvelle pointe, plus acérée encore, s’installe dans le mouvement perpétuel, du moins au niveau des hommes.
Parfois une roue de ce bel engrenage se brise – car on sait que tout ensemble est mortel -, il faut alors la changer; cela prend du temps, du travail, des guerres et des révolutions. On s’attelle ensuite au nouveau rouage, on chante victoire et liberté, puis on part au combat pour l’imposer à des autres. » (p. 121)


L’enfant du paradis

Une femme enceinte désire être caressée par un dirijeur d’orchestre: « [...] je t’ai vu jouer Ravel. Tes mains créaient le rythme et le volume des résonances. C’est cela que je voulais entendre en moi-même. Tout se vit entre la joie et l’apaisement... je voulais devenir cela sous tes mains [...] » (p. 125)


L’écart des nuits

Un psychologue voit dans son imagination une petite amie de son adolescence. Il apprend par hasard qu’elle a disparu dans un accident d’avion. La femme lui revient dans les rêves aux yeux ouverts comme un spectre dégoûtant. « Il se leva. Allait-il descendre à la cave, chercher, dans sa remise à bricolage, la corde qui le soutiendrait? » (p. 129)


La rousse à l’Alfa rouge

Une femme d’affaires tombe amoureuse d’un jeune peintre. La relation se dégrade, même si la femme essaie de dépasser la différence d’âge. Le jeune homme finit par se suicider, à cause d’un problème de nature artistique, paraît-il (ou à expression artistique): « La maison était vide, Murielle poussa la porte de l’atelier. L’odeur de térébenthine et d’huile était particulièrement forte; sur le chevalet, la grande toile qu’il nommait Oracle, et à laquelle il travaillait depuis des semaines, semblait balafrée par une large courbe, tracée en diagonale, et suivie d’une éclaboussure. On aurait dit un point d’interrogation. » (p. 132)


Entre la cendre et le feu

Une femme veuve élève seule son fils. Une relation avant le mariage, finie par un viol, la fait douter de la paternité de son enfant. Elle fait son ex-ami se soumettre à un test génétique. Le résultat est négatif. La relation avec son ancien amour est coupée bref, avant même de commencer.


Les rets de la Mazarine

« Les galeries sont des lieux de rencontre, d’occasions à saisir ou perdues. On n’y séjourne pas. Elles agissent parfois comme un filtre, effectuent un tri, captent des souvenirs dans leur nasse. » (p. 135)

Clin d’œil: « Matisse rêve aux Amours de Ronsard et trace, sur la place, des seins en cercles ouverts et vifs. » (p. 136)

Autre phrase inattendue: « Toutes les tables sont occupées. Apollinaire corrige des épreuves et supprime les virgules. » (p. 137)

Possible exergue: « Le livre peut être le miroir qui permet de passer de l’autre côté de la page. » (p. 138)

Fulguration qui éclaircit: « Edouard note, en passant, que Montaigne prévient le lecteur en date du 1er mars 1580: Je suis moy-mesmes la matière de mon livre. » (p. 139) Sans doute, Philippe Jones est la matière de son livre... mais ne l’est pas chaque auteur?


Jeu, set et match

Discussion d’affaires qui suit la pulsation d’un jeu de tennis.


Fränzi et Lolita

« L’art apprend à regarder autrement ce que l’on voit; c’est d’ailleurs là son but et sa raison d’être: modifier les angles de vue. » (p. 142)

Sorte de réplique au roman de Nabokov.


La cause perdue

Un procès juridique. Une mort. Peut-être l’accusé, peut-être l’avocat de la défense, qu’en sait-on?


Et croire que l’on peut

Jules Béraud est petit fonctionnaire. Un jour, il commence à réfléchir. Il sent le besoin d’un « garde-fou »: « Mais quel garde-fou? Un idéal? Un dieu? Avec majuscule? Une philosophie, une religion? » Il n’en trouve pas.


Ce besoin d’être

L’enfer conjugal. Lui, il rencontre une femme dans la rue, plus précisément les cuisses d’un femme, dont il rafolle. Le reste lui est presque indifférent: « à croire que les autres parties du corps, ni disgracieuses, ni sans doute indifférentes, n’étaient là que pour supporter, délimiter, mettre en valeur une sorte d’accomplissement comme une monture s’efface devant l’éclat d’une gemme! » (p. 151)
Il s’en va. Avec sa femme, avec la belle porteuse de cuisses? Nous n’en savons rien.


Les journées de Monsieur Martin

Des fonctionnaires: Martin (le supérieur) et Baffioux (le subordonné), grincheux, timide, buté. Cohabitation habituelle dans la bureaucratie. Vers la fin du récit, on apprend que la femme de Baffioux, Madeleine, est l’amante de Martin.


L’autre saison

« Si un scientifique se refuse au rêve, pour se soumettre aux seules données de l’expérience, il ne sera jamais que le petit comptable d’un tout petit bout de l’univers. » (p. 158)

« L’homme a besoin de religion, non pour survivre, mais pour se créer un paysage immuable; cependant c’est bien au-delà, toujours, que se trouve le réel. » (p. 159-160)


Suivant l’angle de vue

Exergue, peut-être: « Il se lança dans cet écrit comme on plonge d’un promontoire, de la haute falaise d’une vie qui a stratifié ses couches, et fut surpris par l’extraordinaire envol d’oiseaux qui sortait soudain des rochers lorsqu’il s’approcha du bord. » (p. 161) Le personnage se lance dans la vie, dans une relation extra-conjugale, dans un écrit...

Du chantage, un échec en carrière.

« L’image finale des Temps modernes lui revint à l’esprit. Le clown pathétique et la femme éternelle, une présence et un gage de durée, bras dessus, bras dessous, sans pomme ni serpent, en marche et tournant le dos au regard des autres, avec devant eux la route longue, légèrement ascendante, droite, avec des chants d’oiseaux et qu’une aube a saisi. » (p. 163)


La lettre du père

« Ainsi l’évènement seul a-t-il un relief au regard de l’information. Les raisons qui échappent au constat et au compte rendu ne présenteraient qu’une moindre importance. Curieuse vision des choses où la cause pèse moins que l’effet! Des morts provoquent de grands titres, mais le pourquoi, lorsque son évidence n’éclate pas, devient un mystère qui plane ailleurs et se dilue, baignant dans un halo de plus en plus diffus et pâle. » (p. 164)


Les racines de l’orage

Un blanc tombe amoureux d’une femme noire D’abord, il ne veut pas d’enfant. Puis il change d’avis. Récit autour de l’impondérable érotique.
Encore!

mardi, mai 08, 2007

Philippe Jones, Le double du calendrier (notes de lecture)

Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.

Les Sœurs Volpius

Deux sœurs excentriques tiennent un magasin de poupées. L’une d’elles, Mathilde, est soupçonnée de pratiques magiques. L’autre, Eugénie, est trouvée la gorge déchirée par leurs berger allemand.

« Le lendemain, le petit Olivier, fils du voisin d’en face, vint raconter à sa mère que, dans la vitrine de gauche, le clown avait mordu dans la joue de la poupée, comme dans une pomme, qu’il lui avait presque tout arraché et que sa bouche était plus rouge que jamais. L’imagination des enfants à cet âge est bien connue. » (p. 66)

L’aller-retour

Henri réfléchit dans un compartiment de train « dont les ports, qui divisent les compartiments, s’ouvraient et se fermaient de manière automatique » (p. 67). Les observations sont picturales et portent toutes sur les formes: « L’effet était grotesque » (p. 68).

« Le temps de ses réflexions était moins vif que celui du train. » (p. 68)

« En dehors de cette intrusion, Henri avait le sentiment d’un temps suspendu, le rythme du train était sans heurt. Chacun suivait un tracé, que le hasard avait réuni dans cet espace, et se déplaçait selon une voie définie, à la même vitesse; parenthèse ou couloir, tous attendaient la fin du voyage en commun pour rejoindre leurs aiguillages personnels. Henri eut l’impression de se trouver, sans savoir pourquoi, dans un lieu anonyme, et de vivre ainsi le climat de certains textes qu’il avait lus, non pas sans les comprendre, mais sans vraiment les ressentir. » (p. 69)

« Henri crut percevoir l’image convenue, un bras qui s’agitait!... Il se souvint alors que les fenêtres d’un tel convoi sont hermétiquement closes. » (p. 70)

Et guerre il y a, d’autre part

Sur une femme, mais pourquoi pas sur la prose de Philippe Jones: « Elle avait de ces images approximatives qui surprenaient par leur ambiguïté, ou leur décalage par rapport au réel et aux conventions. » (p. 71)

Les lignes du jardin

« Roland accordait une importance réelle aux coïncidences, aux rencontres, aux hasards, dont la justesse, l’évidence, parfois la nécessité, semblaient répondre à un enchaînement que la logique ne pouvait réduire. » (p. 73)

Visite attendue d’un écureuil dans le jardin - signe qu’il faut interpréter: « Dessein et intention tout comme dessin donc écriture. Non que ce fût écrit, dans le sens d’une fatalité, mais telle une indication qu’il fallait lire. » (p. 73) Ainsi, dans la prose de Philippe Jones il faut s’attendre à toutes sortes de signes qui risquent de passer inaperçues pour le lecteur superficiel.

Le titre (Les lignes du jardin) est une allusion à la chiromancie.

Découvrir l’avenir en solitaire: « Pourquoi pas l’examen des entrailles, le marc de café et la chiromancie? Non, de telles superstitions impliquaient un enseignement ou un médiateur, et Roland était trop individualiste, trop anticonformiste, pour y adhérer. Les relations avec le sort restaient directes, subjectives, discutées d’égal à égal entre lui-même et le fait. » (p. 74)

La trahison de l’associé. L’événement correspondant: « L’écureuil [...] nous a fait visite une demi-heure avant ton retour, il a grimpé dans la mangeoire aux oiseaux... » (p. 76)

Le frère d’Abdallah

Atmosphère picturale d’une médina: « Nous marchions, depuis quelque temps déjà, dans la médina et ses ruelles, où l’ombre et la lumière sont savamment dosées, où la température est agréable lorsque règne le soleil et douce lorsqu’il décline. Ce cheminement paraissait sans fin, comme une circulation sanguine, avec de soudaines accélérations de rythme, ou des dilatations d’espace inattendues, lorsque la voie s’ouvrait sur une placette ou un carrefour. L’animation se transformait alors en une sorte de mouvement concentrique, rapide ou lent, selon le genre d’échoppe et les produits offerts. » (p. 77)

Toujours sur la médina: « Ce monde est sans images, mais constitué de formes, d’objets, d’éléments d’architecture, de couleurs et de personnages qui s’entremêlent et s’interpellent. Façades avec un arc outrepassé, travail de stuc et de bois, où l’écriture se love en calligraphies complexes, mais scandées de verticales fières, aux surfaces ponctuées de nids d’abeilles, où tout joue l’obscur et la clarté, le plein et le creux, égayées de céramiques vives, de dallage bleu et blanc, de tuiles vernissées émeraude, de jeux abstraits et multicolores en mosaïques, de ferronnerie inscrite en courbes ou torsadée sur le ciel. L’impression vous vient de partager à la fois des lieux immémoriaux, nés des sables, et une ville cubiste, où le temps s’accumule, où le temps n’est pas, où il est fait de juxtaposition et non, semble-t-il, de durée, où l’étal de l’artisan est ce qu’il fut toujours, mais avec la stridence soudaine d’une foreuse électrique, où le mulet trottine sans cesse avec une charge curieusement couverte d’une bâche en plastique. » (p. 77)

Sur le monde arabe: « Ce monde m’avait attiré par son secret, son exotisme sans doute, ses divers parfums, ses lumières, ses fausses apparences de mille et une nuits, le romantisme des souvenirs; ce qui séduisait également était cette civilisation que l’on sentait intense chez certains, presque hostile chez d’autres, l’assurance enfin de ceux qui disaient que nous étions frères puisque le Coran était bonté, ouverture et parlait de Jésus-Christ. » (p. 78)

Les images d’une fin

Un enfant projette l’épisode de la mort de sa gouvernante.

Une aube levée

Un père surprend sa fille en train de faire l’amour avec son petit ami. Plus tard, celle-ci lui avoue: « J’attendais quelque chose comme ça depuis mon adolescence, le rêve de ta présence... Il n’y a pas que les femmes qui mettent au monde, toi aussi tu viens de m’accoucher... je crois que j’aimerai Geoffroy, j’en suis presque sûre maintenant. » (p. 84) Un transfert s’était passé entre le père le Geoffroy, le petit ami.

L’horloger et les souris

« Cette autre horloge dont il rêvait – et dont l’existence pour lui ne faisait aucun doute – était de format monumental. Son modèle était suisse et figurait un chalet. Rien de bien extraordinaire à cet objet, souvent connu sous le nom anglo-saxon de cuckoo clock. L’étrangeté, en l’occurrence, résidait dans le choix des matériaux. La caisse était en massepain cuit, la toiture de pain d’épices recouverte de sucre cristallisé, qui évoquait la neige. Le cadran offrait un glaçage vanille, lisse et brillant, avec les indications en sucre filé et des aiguilles de sucre d’orge framboise. Les rouages étaient de pâte fine, les poids constitués de poires confites et le balancier d’une circonférence en chocolat. L’oiseau qui scandait les jours était un chef-d’œuvre de pâtisserie artisanale, ainsi que les deux personnages qui servaient de baromètre; une jeune femme en robe légère annonçait le soleil, un homme avec chapeau melon et parapluie présidait aux bourrasques. Cette horloge n’était pas un ornement de cheminée; elle habitait le paysage tel un temple des heures, se dressait sur l’horizon, pareille à un moulin géant. Si l’édifice n’avait pas été aussi facile à identifier, on aurait pu croire à l’invention d’un Jérôme Bosch. Mais l’imitation fidèle – à l’exception des matériaux – d’une pendule helvétique, la finition parfaite et son caractère de féerie en faisaient une réalisation du XXe siècle, inspirée des meilleurs dessins de Walt Disney. » (p. 85-86)

Les ténèbres intérieures

Possible exergue pour l’œuvre de Philippe Jones: « - Je ne vous savais pas dessinateur? – J’en suis bien incapable, j’essaie de tracer avec des mots, je suis un visuel mais dans l’impossibilité de restituer par le visible. Un oiseau sans ailes, si vous préférez. » (p. 88)

Questions: « L’une ou l’autre image d’un poète, fondée dans l’espace ou le temps, sauve-t-elle le poète lui-même? L’œuvre dépassera-t-elle la durée d’un galet, entre un trou noir, une naine blanche, dans l’expansion présente ou l’implosion à venir? Le champ d’existence de chaque chose est-il fonction de son utilité dans le cadre de l’instant? La longévité d’un virus, des papillons, de la renoncule, de la mésange, celle du corbeau ou du renard, de Jonas ou de la baleine, celle de l’insecte et de l’homme sont-elles le fruit d’une adaptation, d’une souplesse aux normes sélectives? La diversité de la création et de ses créatures serait-elle une preuve de la générosité originelle, confinant à la prodigalité, ou traduirait-elle un souci de s’assurer un maximum de chances par la multiplication des espèces? Chaque question éveille, en écho, une autre. » (p. 88-89)

Suicide d’un personnage.

Les feux du miroir

« Les miroirs ont une lourde réputation à soutenir, réfléchissants et trompeurs: celui-ci avait un comportement plus complexe encore. Sa structure n’était pas simple; elle ne se réduisait pas à une surface unique. Ceinturée de courbes et de contre-courbes, la forme s’évasait vers le bas et, cintrée à mi-hauteur, se terminait en arc inversé. Des nervures de bois doré fragmentaient et rythmaient l’ensemble, tout en sertissant les morceaux de verre étamé. Le center, qui dessinait un bel ovale, n’était pas d’une planéité parfaite et les éléments, qui se distribuaient alentour, se trouvaient également sur des plans distincts. Ces particularités dotaient le miroir d’une vie et d’une animation propres. Il était, de plus, incliné par rapport au mur comme pour réfléchir le milieu du salon et son tapis d’orient. Si l’on se dirigeait vers lui, en venant de l’autre extrémité de la pièce, on percevait en premier lieu l’image de ses pieds, vision qui se développait ensuite pour atteindre le haut du corps. » (p. 92)

L’image de Mathieu dans le miroir, mais aussi les effets d’écriture de Philippe Jones: « Tantôt la moitié de son visage grossissait, tantôt le sommet de son crâne s’allongeait et des images plus petites étaient, par à-coups, répercutées par d’autres fragments de la glace. Outre l’inversion de l’image qui fait que tout miroir triche avec le réel, celui-ci manipulait, de manière inattendue, ce qui lui était présenté. » (p. 93)

La silhouette initiale

Jugement sur un tableau, qui marche aussi pour l’écriture de Philippe Jones: « La contradiction lui vient de l’horizon et affirme la primauté du diffus sur le concret, du liquide sur le solide. Ce n’est pas une vision de ruines, mais une image en mouvement, prémonitoire du deuil... » (p. 95-96)

Autre jugement sur un tableau: « A cinquante ans de distance de la Ville abandonnée, l’œuvre surréaliste semblait lui répondre; chacune créant un choc visuel et mental, une réalité autre, perverse ou tranchée, un temps privilégié que seul un poète peut saisir. » (p. 96-97)

Le kiosque à musique

« Il se sentait encore embourbé dans sa nuit. Eveillé en sursaut à plusieurs reprises, son sommeil, si l’on peut employer ce terme, fut une séquence d’images, surimposées les unes aux autres, sans enchaînement, sans fil logique, d’autant plus angoissant qu’il avait été ballotté, projeté de situations en conflits, chassé de faits en constats, confronté chaque fois à des conséquences sur lesquelles il n’avait aucun pouvoir; non pas le figurant d’une pièce, mais le jouet d’une action. Il en gardait un sentiment d’inquiétude, celui de fuir un danger latent, et aussi d’avoir trahi, sans le vouloir, quelqu’un qu’il estimait. » (p. 98)

L’autoportrait de G.

« Peut-on créer autrement que par le questionnement? » (p. 102)

« Les autoportraits sont pluriels, recherchant l’unité dans la gamme d’un ton. [...] Le profil s’inscrit au fond de la matière comme les linéaments d’un bois fossile. Le visage doit alors se lire, tandis qu’il rayonnera en densité d’une couche solaire – poudroiement de pollen et reliefs de sable chaud – pour regarder bien au-delà de celui qui l’accueille. L’autoportrait parfois se double, lorsque le modèle figuré se reprend pour modèle. Deux rectangles se répondent en blancheur, les hémisphères se reflètent en des plans distincts. Le proche et le lointain vivent une autre dimension que le temps renforce. Toute œuvre achevée est un passé qui se conjugue au présent. Et le souvenir affleure tant qu’un support existe. » (p. 102-103)

L’ombre portée

« Lorsqu’il perçut, par inadvertence il en était sûr, ce contact physique, qui ne se refusait pas, une onde de choc le surprend, le parcourt. Il lui sembla que le monde, soudain, était déplacé ailleurs; le bruit, l’animation, les gens, les lumières se trouvaient sur une autre rive. Le contact centralisait les sensations en son lieu propre. La rencontre de deux épidermes? Non, puisque des vêtements les séparaient. Etait-ce celle de deux courants qui se croisent, se communiquent? Tout se voyait à la fois réduit et amplifié. » (p. 105)

Des amours incongrus. Le texte commence avec une mouche qui « se frotte les pattes avant comme un être satisfait » et finit avec la même mouche qui « s’envole d’un trait, avalée par un rayon d’intense lumière ».

Le Lago Bianco

« Jean ne cherchait pas la confidence. Au contraire, il souhaitait se débarrasser d’une poussière d’événements, d’une accumulation d’avis et d’opinions, d’une surcharge de rapports, de communiqués. Il voulait se laver, au propre et au figuré, de cette lèpre contemporaine, faite de suspicion, de scandales, de malveillance, de cet univers dont les dieux étaient, au mieux, des héros de bande dessinée et des animateurs de télévision et, le plus souvent hélas, des politiciens et des brasseurs d’affaires mégalomanes. » (p. 107)
Encore!

lundi, mai 07, 2007

Philippe Jones, L’embranchement des heures (notes de lecture)

Paru chez S.N.E.L.A., dans le volume Fictions 1991-2004, Paris, 2005.

La mouette

Jeu homme-arbre, partir-tenir: « Le fauteuil de rotin gémit chaque fois que l’on croise ou décroise les jambes. Le feu grésille, fume. L’arbre se balance toujours. Voilà une semaine qu’il se balance sans cesse, une semaine que j’attends qu’il casse. Il résiste encore, cédant, se reprenant. Mais il devra céder, on ne peut tenir indéfiniment. » et ensuite: « Je partirai demain. » (p. 13)

Jeu partir-mourir: « Armanda, elle, ne veut pas s’en aller. Elle parle sans arrêt. Ce livre n’avance pas, cette femme ne veut pas se taire. Jean, lui, est parti, mais il ne s’agissait pas d’un livre. C’était un garçon bien, mort dans un accident d’avion. Moi j’ai cru partir et je rentre demain. » (p. 13)

« Le bruit du vent déchire le paysage comme une feuille de papier. » (p. 13)

Les chuchotements

Premier passage: « Des gouttes de pluie hésitent au bord des feuilles, puis soudain s’écrasent sur le front ou glissent un doigt indiscret le long d’une joue. Les pneus chuchotent, les feux rouges et verts animent d’un clin d’œil la conversation des carrefours. » (p. 15)

Sur le temps de jadis: « Il y avait cette durée des choses. L’instant connaissait une épaisseur variable selon les moments du jour. Sans doute le temps n’a-t-il pas cessé d’être subjectif, mais on ne courait pas après ce leurre qui entraîne maintenant au galop final. » (p. 15)

L’homme-vin: « Le Brick et son atmosphère, à la fois lourde et sillonnée de rire. On se sentait chez soi, nous ressemblions au Brick. Du vin jeune, encore trouble, mais sûr de sa force. On embrassait les filles avec désinvolture, avec condescendance même, et elles étaient fidèles. Jacques soufflait dans sa clarinette et j’écrivais mes chroniques avec le sentiment de dominer toutes les marionnettes du monde. » (p. 15)

Des pas dans le vide

Inversion temporelle: « Avec la chute, la fenêtre s’ouvre, assailli par le cri je me précipite, trop tard. Etrangement, l’enfant tombe comme s’il se balançait entre les chouches des divers étages, non comme une pierre mais comme une feuille, non dans le vide mais au travers d’un flot. » (p. 18)

Et le terme de comparaison: « Je me retrouve dans la cage d’escalier, la spirale semble s’enfoncer très loin et m’aspire dans un tourbillon gris où je ne sens plux ni les marches, ni mes jambes, tout entier requis par l’angoisse du spectacle auquel je m’attends. La descente paraît interminable. » (p. 18)

Métamorphose: « Et là, comme dans une mare, le corps. Non celui de l’enfant qui dansait, mais celui d’un poisson, d’un grand poisson rouge, mais beaucoup plus orangé, plus doré que rouge sang. Il n’est pas écrasé, disloqué comme je le craignais. Il respire avec difficulté, agité de soubresauts, l’œil, fixe déjà, se fait opaque, mais les branchises s’ouvrent et se ferment, des tubes y sont introduits ainsi que dans la bouche. Les soins sont rapides: oxygène, perfusion. » (p. 19)

Fragment d’une libération

L’histoire très blanche d’une sédition.

Tout d’un coup, cela devient personnel: « Patrick replia les feuilles qu’il venait de relire pour la vingtième fois peut-être. Il les avaient trouvées, par hasard, dans la bibliothèque, il y a peu, entre les pages de l’Etranger de Camus. Le texte comme le résumé d’un journal, ne révélait rien sur l’opinion, sur l’engagement eventuel, de celui qui l’avait rédigé. Aucune hostilité, semblait-il, aucun jugement critique sur le cours des événements vécus. Un constat en quelque sorte. Patrick ne pouvait comprendre pourquoi son père, dès le premier jour, fut abattu par les libérateurs. » (p. 22)

D’un paysage intime

Une femme: « Elle ne mesurait pas la beauté de sa pose. Une femme couchée sur la plage peut saturer l’horizon et devenir le point de mire de celui qui regarde sans être vu. Elle était comme déposée, comme disposée, sur une crique de sable, très doucement arquée, où la caresse des vagues s’étend. A droite, telle une glande lacrymale, ou autre chose selon le goût des analogies, un éperon que lèchent sèchement des lames courtes et vibrantes. » (p. 23)

Le texte parcourt progressivement une route de l’extérieur vers l’intérieur, du réel vers l’imaginaire. D’abord c’est l’image de la femme, ensuite c’est son souvenir, finalement c’est son imagination (la langue du petit chien).

Le hors-jeu

Sur la mer: « L’attrait qu’une eau exerce est fonction de la surface qu’elle occupe. La mer est un élément, une présence qui provoque, un spectacle qui submerge. Elle est, à la musique, un ouvrage orchestral. » (p. 25)

Sur les piscines: « Les piscines ne cessent de se multiplier dans les jardins proches des villes; elles tendent un drap bleu à la fraîncheur et aux loisirs, témoignent du savoir-faire et de l’aisance de ceux qui s’y baignent. Le délassement et son organisation sont, aujourd’hui, des priorités. Il y a ces rectangles verts où l’on s’agite, selon des règles, dans l’optique d’une victoire; il s’agit alors d’une société en soi, organisée, hiérarchisée, avec ses héros fêtés comme des dieux et qui poursuivent un ballon pour tromper l’adversaire. Il y a des rectangles ocres, avec leurs lignes blanches, où deux joueurs affrontent leur agilité pour des sommes fabuleuses. Il y a le rectangle gris, avec ses hauts murs, où l’homme au secret, journellement, promène sa solitude obsédée d’évasion. Le cordeau est un symbole civilisateur. » (p. 25)

Le ballon et la piscine: « Le ballon et la piscine, chacun objet de délassement, mais non utilisé comme tel, leur dualité s’oppose. Pour être ou devenir, il leur faudrait un troisième larron: celui qui, dans l’eau, les associerait dans son mouvement, sa fantaisie, ses jeux, ou même, en dehors de toute intervention, un autre élement, aussi quelconque, mais tout à coup distinct et perturbateur, meneur d’échanges nouveaux, de relations insolites. Le théorème de Lautréamont ainsi se démontre: deux objets et un lieu. Le rectangle et la sphère, ici, sont incompatibles. Seul un artiste pourrait se fixer les rapports dans un espace à reconquérir, à réinventer. » (p. 26)

Longue distance

Une femme appelle son amant qui vient de déménager.

Glissements de l’imagination: « Occupé. Toujours se signal aigu, plus rapide que le cœur et tout aussi angoissant lorsqu’on en prend conscience. La voix qui se refuse, le son indispensable pour que l’heure soit vécue. Aurait-il décroché? Nouvel appel, nouvel échec? Non, le timbre se prolonge, s’espace. Enfin! Déjà elle sourit, le bonjour de Jean est si tonique. La détente se fige, l’appel se continue, anonyme, sans réponse, la tension du vide croît, déferle. « Bien sûr que c’est le bon numéro, depuis les mois que je le forme. » Occupé puis personne, ce n’est pas pensable! » (p. 27)

Sans numéro de chambre

L’hôpital-port: « Dans les ports de mer aux profondes échancrures, il en est de plus secrètes, comme oubliées. La lumière semble distante, une odeur de confinement règne, un silence, que nul oiseau ne trouble, paraît étrange. Ainsi, au détour d’un couloir, découvre-t-on une salle où deux vieilles sont étendues, la bouche pareillement ouverte, émaciées, gisantes. » (p. 31)

La chambre sans numéro est peut-être la morgue.

La veste et le pantalon

En plein rémaniement ministériel, un homme politique se fait faire un costume, histoire de réflechir un peu.

Les parures de l’ombre

Jeu de l’imagination: « Elle avait son secret comme tous les autres le leur. Si tout à coup ces rectangles devenaient transparents, si le metal se transformait en vitre et chaque coffre en aquarium, que ne verrait-elle pas? Des poissons aux écailles de gemmes, des crustacés en or massif, des titres bercés comme des algues, des anémones hérissées d’émeraudes et des topazes, des parcs de perles baroques. Ou encore si les secrets engouis soudainement se mettaient à germer, à pousser, à craqueler d’abord, à percer ensuite chaque rectangle comme les parterres d’un jardin au printemps, ces coffres deviendraient reliefs, exhibant leur contenu: coulée d’or, nature morte à saisir, coupons en taillis, objets d’art enfn rendus à la lumière, curiosités érotiques, testaments révélant leurs cauchemars... La salle transformée en une caverne d’Ali baba aseptisée donnerait libre cours aux fantasmes de tous. » (p. 38-39)

Entre chien et loup

« Jérôme évita de justesse une crotte de chien. « On dit que ça porte chance », murmura-t-il. Que les trottoirs sont sales en fin de journée! Le pavement gris était taché de souillures, le bas des murs décoré d’auréoles. Que d’odeurs! » (p. 42)

Nez, gorge, oreille

« La chambre où il se trouve communique avec le cabinet médical. Il distingue, d’ailleurs, dans la pénombre un meuble vitré avec des tiroirs, et s’en approche. L’armoire est pleine d’objets allongés, non point médicaux comme il le croyait, mais phalliques. D’origine, de taille e de matière différentes, bois, ivoire, pierre, certains sont plus ou moins ciselés ou ornementés, certains affirment un extrême réalisme, sans doute des moulages. Xavier, parmi d’autres? » (p. 44)

La forme et le sens

Une pierre: « Tout d’abord un galet qu’il avait ramassé dans un torrent du Val Roseg. Ce granit ocre pâle, parfaitement lissé par l’eau, offrait un épiderme doux aux tonalités subtiles et ponctué de pores, qui rendait présent le contact de l’objet lorsqu’il était saisi. L’usage de presse-papiers paraissait adéquat à cette pierre ovale dont le format était celui d’un pain de savon. Roulée par des siècles de dégel, elle restait un fruit de la nature comme devait l’apprécier Hans Arp dans cet esprit. Sa prise agréable – sauf la froideur du premier contact – en faisait un objet à caresser de la paume comme le genou d’une femme et, par cette vertu, permettait de mieux préciser une image sensuelle, de visualiser une évocation de cet ordre. » (p. 46)

Une deuxième pierre: « L’autre pierre était un quartz de beau volume, tête bleue de glacier du Trient, opaque, aux arêtes nettes. Chaque face de l’hexaèdre portait la trace millénaire des climats: un dépôt calcaire sur deux d’entre elles, de légères taches, comme des cloques, non de chaleur mais de glaciation, sur les quatre autres; la formation d’un cristal plus jeune, incrusté sur l’une, plaidait en faveur de la vie chez ce témoin géologique de la planète. La géométrie de cette pierre appelait l’esprit au raisonnement, à l’acuité, non pas à l’épure ou au seul jeu spéculatif – car les nuances et les cicatrices du cristal parlaient éloquemment de densité – mais bien à la quête de l’essentiel, où la formulation exigeante doit contenir, et exprimer à la fois, le poids et le volume de l’idée. » (p. 46)

La femme-pierre: « Marc-Antoine, vivant ce qu’il écrivait, ne fut donc pas autrement étonné de la chaleur du granit qu’il avait effleuré. Ce qui le surprit davantage fut de percevoir dans le quartz une lueur dont la source semblait provenir du cristal inclus, qui rayonnait à travers le cristal porteur, lueur pareille à celle du petit écran avant que l’image ne se formule et ne se stabilise. » (p. 47)

La confrontation

Les amants-cartes: « Tous deux fragiles, ils ressemblaient à des cartes à jouer, appuyées l’une contre l’autre, et que le moindre choc ébranle. Des chocs, il y en eut, lorsqu’il apprit qu’elle se droguait, qu’elle récoltait l’argent au cours de longues fugues. » (p. 49)

Fontaine du jour

La féminité: « Pipi », dit-elle avec assurance et, sans la moindre gêne, releva sa jupe, baissa sa culotte et s’accroupit les cuisses ouvertes et la tête penchée pour mieux guetter l’événement. Un sifflement léger se fit entendre, l’eau s’échappa de la fente ombrée et bouillonna vive sur l’herbe. Une telle franchise, pareille simplicité, étonna Clément, confronté soudain au spectacle de la féminité. Il n’avait ni sœur, ni cousine, avec lesquels les curiosités comparatives pouvaient, à cet âge, s’assouvir. Il regardait donc, pour la première fois, cet univers de formes potelées, blanches et lisses, cet enchaînement de rondeurs si naturelles, si terrestres, avec son ombre médiane, cette faille d’où s’écoulait, joyeusement lui semblait-il, un rayon de soleil liquide. » (p. 52)

L’anniversaire

L’anniversaire de l’acteur octogénaire Jean-Jacques Le Gendre (J.-J. L. G.). Un malheureux effet de contamination: « Lorsque J.-J. L. G. prit enfin place au micro pour dire ses remerciements, il se rendit compte que l’auditoire était clairsemé. L’absence des petits fours avait dû s’ébruiter et le discours avait fait fuir du monde. « Mes amis, dit-il, je ne veux pas vous retenir davantage. Pensez, non à moi, mais à la jeunesse, à la vitalié de l’art comme don de soi, libéré de toute théorie. Je me souviens d’une matinée, c’était en province, l’hiver, il faisait froid, la salle était aux trois quarts vide. C’était mon premier grand rôle et j’ai cru que je me devais à ces spectateurs en leur parlant, en destinant à chacun le rôle que je tenais; en marquant leur présence, il me semblait les remercier d’être là. Quelle erreur, bien évidemment! Au bout de quelques minutes, la salle muette, presque vide, était devenue bruyante. Comme si l’inconfort les avait saisis, tous bougeaient, et les couples se parlaient en chuchotant. Ils étaient venus là pour voir et non pour être pris à partie. On ne partage pas son personnage, on se donne à lui et on le porte. Celui qui joue est seul, la solitude doit dominer pour qu’il soit entendu et lorsqu’il quitte sa loge, la solitude l’accompagne toujours. Merci d’être venus à quelques’un me regarder encore dans ce dernier rôle que nul n’apprend... qui s’impose à tous... et croyez-moi. » A cet instant, la vidéo de gauche se figea sur la fin de Macbeth; sans doute aurait-on pu entendre: « ... c’est un récit / Conté par un idiot, plein de son et de furie. / Ne signifiant rien. » (p. 55)

L’état de choc

Point de départ dans un commentaire: « La transposition de l’écriture en signes plastiques ne peut être qu’une équivalence, offrant à l’imaginaire un support autre que le poème initial. » (p. 56) Philippe Jonses transpose, quant à lui, des signes plastiques en écriture.

Encore, sur un style d’écriture: « Le poème était l’écho d’une rencontre brève, sans lendemain, et cependant d’une extrême violence, un foudroiement du corps. » (p. 56)

Influence du critique d’art: « Le tableau, de format paysage, était une œuvre abstraite dans les bleus et les gris, avec des ocres et de légers verts, très nourrie de nuancement sous-jacents. Les formes s’agençaient sans délimitations précises, s’articulaient, s’épaulaient, dialoguaient en échos vifs, n’évoquaient ni le séisme ni la dégradation, mais bien les souvenirs du temps et de ses intentions, telle une partition ouverte, très disponible. Sa matérialité faisait que l’on pouvait se détailler les jeux de brosse, les accents, l’imbrication des tonalités, les légères ruptures. » (p. 57)

Le creux des nuits

Un personnage qui a des problèmes avec l’espace: « Dès ce moment, il connut un problème de rapport avec l’espace. Son univers n’était pas un tout où chaque chose a sa place, où les éléments sont reliés en un certain ordre, dans une certaine relation. Il arrivait un moment où l’espace que l’on croit donné, se creuse, se dilate. » (p. 60)
Encore!