dimanche, juin 17, 2007
Louis Pauwels, Saint Quelqu’un (notes de lecture)
Paris, Editions de Seuil, 1946.
Avant-propos de l’auteur
« Je voudrais seulement redire que le bonheur ne tombe pas entre les mains blanches. Il descend lentement sur des mains ensanglantées par de patients et redoutables travaux. Encore faut-il peut-être qu’une secrète grâce le permette.
Et dans un autre langage, que c’est la croix, même dans les religions sans Golgotha, qui fait que les fruits du Ciel sont nourrissants. » (p. 27)
Première partie
IUn homme travaille pour une entreprise de bétonnage. Il revient à la maison tous les deux mois, pour huit jours. Il est marié avec une femme nommée Juliette, avec laquelle il a une fille (Lucienne) et un fils (Jacquot).
Sa femme trouve une lettre dans une poche de son veston. C’est la froideur conjugale.
Attente: « J’ai l’impression qu’il est en train de se produire quelque chose d’extraordinaire. Je ne pourrais dire quoi, mais je sens que je vais changer, que ma vie changera, que tout va changer. L’extraordinaire, ce n’est pas l’histoire de la lettre. Cela, c’est un sale coup, mais il y a des milliers de ménages qui le reçoivent. Non, l’extraordinaire, c’est plus loin, plus profond, plus à venir... Je ne peux pas m’expliquer. » (p. 35)
L’homme décide de quitter sa maison: « Je vais m’en aller comme cela, sans rien emporter, comme si j’allais fermer la porte du jardin. Je ne peux pas dire si je reviendrai un jour. Tout est possible. Je sens que tout est possible. Et même des choses qui sont loin devant moi, que je devine prêtes à exister, et que je ne connais pas. » (p. 43)
IIJuliette se réveille. Elle déteste son mari, Louis, elle veut le pardonner.
« Les mots font des trous où la souffrance se précipite, comme la mer quand on creuse le sable. » (p. 46)
III
Dans un compartiment de train, puis sur le quais d’une gare. Louis a quitté sa famille.
IV
La femme de Louis: « Je le veux pour lui dire que j’ai mal, je le veux pour lui faire honte. Je le veux pour qu’on se déchire, qu’on se déteste, qu’on insulte, qu’on brise. Pour tout. Pour tout ce qui est possible. Pour que tout soit possible. Je le veux. Tout à coup, j’ai tellement de douceur! » (p. 52-53)
V
Louis: « J’ai déjà beaucoup moins peur qu’hier. Hier, après le coup du chantier, j’ai eu très peur. J’ai vu, oui, j’ai vu que je glisse, que je me suis décroché de ma vie, et que je suis tout seul, pire que seul, sans rien de moi en moi. Je glisse à l’aveuglette vers je ne sais quoi. Qu’est-ce que j’ai fait pour en arriver là? Je suis peut-être malade? C’est peut-être une maladie. Mais je ne vois pas ce que je pourrais dire au médecin. » (p. 54)
Louis revient au chantier, où il trouve quelqu’un d’autre sur son poste. Il résume sa situation: « J’ai connu Margot, plaqué mon ravai; je suis revenu à Sainte-Yvette comme si de rien n’était. Ensuite la scène à la maison. J’ai quitté la maison, j’ai quitté ma femme, j’ai quitté mes enfants. C’est pourtant vrai! » (p. 56)
Louis ressemble au héros de l’Etranger de Camus: « Quand les nuages qui me remplissent la tête s’en vont un peu, je vois ce que j’ai fait, et je vois que je suis seul. Pire que seul. On dirait que les choses qui sont moi m’ont abandonné. Je m’appelle. Ça oui, je m’appelle. Mais il n’y a rien à faire. » (p. 56)
Résumé de l’histoire avec Margot: « Non, je n’ai jamais aimé Margot. C’est une histoire qui ne compte pas. Elle est entrée à l’hôtel il y a huit jours. J’ai couché avec elle parce qu’elle était facile et que je me sentais privé. Le lendemain j’ai été malade. Ensuite... oui, je suis resté à l’hôtel avec elle sans vouloir retourner au chantier. C’est le plaisir qui m’a décidé. Mais depuis longtemps j’avais assez de cette vie d’esclave des boches. Je crois qu’elle m’a aimé. C’est tout de même une fille bizarre. Samedi dernier, le jour où, si tout avait été normal, je devais être en permission et revenir chez moi, je me suis réveillé: j’étais seul. Elle m’avait laissé une lettre. La fameuse lettre. Alors je suis parti pour Sainte-Yvette. » (p. 57)
Le dîner avec le patron de l’hôtel. Le tutoyement.
Une autre relation avec le temps: « Tout de suite (je dis tout de suite parce qu’il m’a semblé que le temps n’avais pas coulé) je me suis trouvé dans le silence, ramassé en boule dans moi-même comme un doux hérisson et sans pouvoir atteindre mon assiette. » (p. 59)
Une autre relation avec l’espace: « J’en étais séparé par des couches d’espace silencieux. » (p. 59)
Des embarras liés au boulot, qui ne le touchent pas: « C’est drôle; avant, une petite difficulté me privait de sommeil, je souffrai jusqu’à ce qu’elle soit résolue. Maintenant, au milieu de cette sale aventure, j’ai l’esprit tranquille. Les événements qui me concernent se déroulent sans moi, loin de moi, ailleurs. Alors, qu’on ne me dérange pas: je suis bien, je suis heureux. » (p. 62)
Il remarque un changement d’état significatif en ce qui le concerne: « Est-ce que je ne serais pas simplement en train de devenir fou? Je ne dormais pas. Non, je ne dormais pas: j’étais le champ de pommes de terre.
Cela s’est fait tout seul. Je le regardais, et je ne sais plus. Pendant deux ou trois heures j’ai été ce champ de pommes de terre. Voilà. » (p. 63)
Le désir de quitter cet état se mélange avec celui d’y rester: « Ah! je ne suis pas cela; j’aime ma femme, mes enfants, ma maison.
Et malgré moi je pense avec une émotion qui me dégoûte à ces histoires d’assiette, d’ongle, de champ de pomme de terre. Elles m’entraînent; mon cœur bat; j’ai du goût pour ce qui m’arrivera; je souhaite qu’il m’arrive quelque chose, et j’attends; et j’attends ici, malgré tout.
Mais je ne veux pas! Je veux aimer ceux que j’aime et penser comme avant à des choses solides. » (p. 65)
VISa femme savoure son malheur: « Mon mari a une autre femme. La chose se dit comme ça. » (p. 66)
VII
Le voyage de retour. Interruption du voyage.
VIII
« Je ne peux plus vivre. Je croyais, oui, je croyais que j’allais me sauver. Et puis non, non, non! J’ai tout essayé dans le train. Il n’y a rien à faire. Je ne sens plus les miens, je ne sens plus ma vraie vie. Tout m’est étranger. Je suis moins qu’un chien qui a perdu ses maîtres, parce que, malgré tout, le chien reste chien, et en moi il n’y a plus rien de moi-même. J’ai pourtant mon même visage. Mais il ne peut plus rien me dire, plus rien, et j’ai l’impression d’errer à tâtons dans nom corps, dans mon cœur, dans ma tête où la nuit s’est faite d’un seul coup, une nuit aussi épaisse, aussi désolée que cette nuit. » (p. 75)
Dédoublement: « Je peux revoir tout cela, je peux entendre tout cela, je peux faire recouler le sang que nous avons saigné et c’est l’histoire d’un autre, l’histoire d’un autre. Ma mémoire fonctionne à côté de moi, mes souvenirs se tiennent vivants à côté de moi, et moi je reste seul sans pouvoir reconnaître qu’ils sont encore ma vie. J’ai tout perdu. » (p. 77)
En s’addressant à sa femme (absente): « Juliette! Juliette! Est-ce que tu sauras que ce n’est pas une sale histoire de femme qui nous sépare, qui nous brise? C’est une chose affreuse en moi, un mystère, peut-être une maladie encore inconnue. Il ne faut pas tacher ta vie ni la mémoire de mes enfants. » (p. 77-78)
IXLa femme de Jousselin arrive à l’hôtel pour lui faire une scène de jalousie.
Louis regarde sa femme: « Il voit de profil son visage pâle; remontée, la lèvre inférieure plisse le menton un peu gras. Elle est laide. Elle a l’air bête avec son nez qui grossit quand elle est triste, les lunettes décalées qui glissent jusqu’au bout, les yeux déteints ouverts au-dessus, et ses cheveux déroulés. » (p. 82)
Josselin: « On ne sait se parler que pour les choses ordinaires. Celles du fond, on n’a pas l’habitude... » (p. 85)
Ils quittent l’hôtel ensemble.
Deuxième partie
I« De la fenêtre, je regarde le jardin. C’est mon jardin. Je dis: mon jardin, et cela n’a plus de signification. Qu’est-ce qui est encore à moi? Avant, comme tous les hommes, j’avais mes enfants, mon lit, ma femme, mes vêtements, mon couteau. Chaque minute de l’existence reposait sur des possessions. Maintenant, je regarde en bas de la maison des lapins enfermés dans une cage, et rien que cela suffit à l’étonner. Je n’ai pas plus de lapins à moi que de culotte à moi. Je me dis que tout est à tout, et que je suis tout, que des lapins sont tout, que ma culotte est tout. Je sais bien que ce n’est pas très clair, mais c’est tout de même plus clair en moi et ce me semble beaucoup plus normal que mon ancienne façon de penser. » (p. 92)
Revenu à la maison depuis trois semaines, la femme lui fait chaque jour des scènes de jalousie, parfois devant les enfants: « Pauvre Juliette! Comme si toute la vie était d’entrer dans des femmes, de s’habituer à deux et de gagner des sous! Et même, comme si c’était l’amour profond, les joies de la famille et le cinéma du samedi! Comme si toute la vie n’était que la vie! Ah! je ne pourrai donc jamais t’expliquer! » (p. 93)
Sur l’état exceptionnel de Josselin: « Je me suis allongé sur le lit et cela a commencé presque aussitôt. C’est d’abord un grand silence. Il monte vers moi depuis le bout de mon corps et quand il arrive dans ma tête, je n’ai plus ni tête ni corps. C’est un silence bien plus important que l’absence de bruit, un silence tout à fait bizarre et qui n’a vraiment pas de rapport avec ce qu’on connaît par les oreilles. L’espace est entré aussi dans le silence, et moi je ne suis plus ni chair, ni souvenirs, ni pensées. Je suis devenu rien et je me trouve nulle part avec une joie merveilleuse sans aucune épaisseur, sans aucune limite. Oui, c’est cela surtout qui compte: une joie qui n’est pas une joie d’homme. J’ai disparu; il ne me reste que cette chose ni sang, ni peau, ni cervelle: cette chose tendue à rompre, d’où s’élève une joie de miracle. Quand j’y pense, je me représente l’affaire comme cela: il y a un violon et le violon se met à fondre, à disparaître peu à peu dans l’air. Il ne reste que la plus fine corde et elle s’allonge infiniment. Tant elle s’allonge, on la voit à peine. Elle continue de s’allonger et il en sort une note presque trop aiguë pour qu’on l’entende, qui est plus belle et plus poignante que les plus belles musiques du monde. On voudrait qu’elle s’allonge encore, encore un peu... Mais je sentais que si je laissais cette immense félicité s’accroître encore, j’allais me rompre comme la corde, et je n’ai pas voulu mourir tout de suite de joie. » (p. 94-95)
« La joie. Un vrai coup de poing sur le front. Pas une joie ordinaire. Pas seulement ma joie. La joie du monde entier, si le monde a de la joie, et moi au milieu. » (p. 97)
Mauvaise atmosphère à la maison. La jalousie constante de sa femme.
Comme une crise: « J’ai eu juste le temps de découvrir un banc, de m’y asseoir: un flot de pensées, d’images et de bruits entre dans ma tête, je sens toutes mes forces qui se multiplient, qui se tendent et vibrent comme si j’allais sauter par-dessus les maisons, courir sans appuyer au sol, faire des additions de dix mille chiffres en une seconde, couvrir tout Paris de ma voix, éclater en faisant sauter la ville, et puis je ne vois plus rien, le grand silence monte le long de mes jambes, il m’envahit. Je disparais dans le silence qui est plus que le silence et une joie formidable me remplace. Je ne suis puis, je suis tout ce qui existe, je suis la lumière de ce qui existe. Il n’y a plus rien nulle part qu’une sorte de battement d’ailes dans le ravissement de la joie.
Quand je me suis retrouvé dans mon esprit, quand j’ai eu retrouvé mon corps, j’ai vu les choses avec des yeux changés. Les maisons, le boutique du quincaillier, la terrasse du café, le cinéma, les gens pressés sur le trottoir, tout cela était rétréci, sans consistance, terne, et surtout: inutile. Je ne sais pas si les couleurs ou les formes des hommes, des façades, du ciel ou des arbres se sont modifiées. C’est plutôt comme si j’avais pris soudain, sans m’en apercevoir, beaucoup de recul. Et désormais, il y a une distance, un vide, entre les choses et moi, et il y a aussi, en permanence sur elles, une lumière de commencement du soir. » (p. 103-104)
IILucienne et Juliette commencent à travailler dans une usine. Juliette se donne à un inconnu qu’elle avait rencontré dans le train. Ce n’est pas un coup de foudre, c’est un glissement vers la passion purement sexuelle. Ce n’est même pas de la passion, c’est un acouplement.
III
Un orage.
IVJuliette surprend sa fille « serrée contre un garçon » et la traite de « salope ».
Jacquot est malade.
V
Josselin se sent attiré par une image de Jésus-Christ: « Cependant je l’ai bien regardée, cette image. Je la regarde encore. Aucune autre image ne m’a jamais donné autant de plaisir. Ce n’est pas la couleur, ce n’est pas le dessin, ce n’est peut-être pas même l’histoire qu’elle dit, non, ce n’est rien pour l’œil ni pour le rêve; c’est bien plus riche et plus doux que cela. Maintenant, il me semble que je ne suis plus tout à fait seul, parce que ce Jésus-Christ, ces rayons, ce cœur, ces mains et moi, nous nous comprenons. Il y a entre nous, depuis tout à l’heure, quelque chose comme la fraternité. Si l’on me promenait les yeux fermés à travers cent pays, il y aurait bien un moment où je crierais: « Halte! voici le mien, je reconnais les bruits et l’odeur de ma patrie. » Je regarde l’image; alors, je me sens à l’aise, je me sens rassuré, comme si j’avais enfin trouvé un homme pareil à moi, des voix pour m’annoncer que j’appartiens à une famille. » (p. 128)
Le rejet de la théologie chrétienne telle qu’elle est prêchée à l’église: « Oui, une grande force de bonté, quelque chose, quelqu’un. Depuis des jours je découvre cela: on s’occupe de moi. Au fond, l’image du Jésus-Christ allant au ciel ne fait que me crier ce que je disais tout bas: « Je ne suis pas tout seul, une grandeur s’est mise à vivre au-dessus de ma vie. » Je dis: « une grandeur », parce que je ne sais pas quoi dire. Et, quelquefois, je cherche. Je voudrais bien que ce soit quelqu’un. Je ne sais pas qui, moi: un homme, une femme, saint Nicolas, le Père Noël, la Vierge Marie, une fée. Si je pouvais choisir, ce serait facile. Je lui parlerais, je l’entendrais. Mais non, ces gens-là n’existent pas, évidemment. Et puis, je ne vais tout de même pas me mettre à croire au bon Dieu. Non, non, cette grandeur est bien plus grande; ce qui s’occupe de moi n’a pas de visage, pas de costume, pas d’accent, pas d’histoire. » (p. 129)
Sur les reproches faits par sa femme: « Quand on est sur une haute montagne et que tout en bas deux hommes s’égorgent, on doit croire qu’ils s’amusent. » (p. 130)
Changements physiologiques: « Pourquoi mon cœur bat-il aussi vite? Mes bras, mes hambes, tous mes muscles sont impatients et cependant je n’ai pas envie de bouger. Depuis une semaine, je n’ai guère mangé que de petits morceaux de pain, mais je ne connais plus la faim. Je suis bien, je suis très bien. Je sens de loin mon cœur battre rapidement, tous mes muscles se tendre, frissonner comme les cordes des bateaux à voile quand le vent s’est dressé. » (p. 131)
Jacquot se meurt en criant « Maman me mange! Maman me mange! »
Illumination: « Comment ai-je pu vivre tant d’années jusqu’à cet instant sans le désirer? Ainsi vit-on jour après jour, et chaque jour est une prison de quatre murs et l’on va jusqu’au dernier, passant de cellule en cellule, heureux si quelquefois change la couleur des murs. Et personne ne sait que ce n’est pas le vrai destin, personne ne sait qu’une des cellules peut s’ouvrir soudain par ses quatre murs renversés; et alors il n’y a plus les jours du passé, ni les jours de l’avenir, mais le radieux désert déployé à l’infini, sans droite ni gauche, sans devant ni derrière, sans horizon, la dalle sans fin de tous les murs écroulés, de tous les jours de tous les hommes de la terre, des hommes d’avant, de maintenant, d’après, l’immense désert d’aujourd’hui fait des jours et des jours de l’éternité.
Comment ai-je pu vivre sans savoir? Mais depuis Verdeene, j’attendais, et ce que j’attendais, c’est ce miracle.
Oui, trois fois, quatre fois peut-être, je suis venu au bord de cet instant. La prison s’est entreouverte et refermée et j’ai cru fondre dans le silence, devenir la joie de ce désert d’au-delà des murs. Mais ce n’était rien, presque rien! Et cependant, chaque fois, en même temps que diminuaient les bruits et l’épais bruit de ma vie, un courant de puissance sans limite montait du bas de mon ventre vers mon cœur, touchait mon cœur et se dressait vers ma gorge, comme un serpent qui lentement se déroule en hissant la tête. Alors je quittais mon corps et j’allais me dissoudre dans l’océan de silence, dans l’immobile océan du bonheur tout pur. Mais non, ce n’était rien, presque rien! Le serpent s’est dressé plus haut, il a franchi ma gorge et sa tête est venue se poser une seconde entre mes sourcils, et en cette seconde une lumière magnifique a éclaté derrière mes yeux, une fleur s’est déployée dans mon crâne et les murs sont tombés. J’étais une montagne de sel et je me suis renversé dans la mer, je suis devenu l’eau de la mer, j’ai rejoint ma grandeur. Ah! comment dire? Je ne peux rien me dire de tout ce que je sais. Je voudrais penser, je voudrais m’apprendre mot à mot ce que je sais et chaque parole, chaque idée glisse et retombe, retourne se mêler à tout moi-même, à l’océan.
Tous les bruits, toutes les pensées, tous les gestes, ne demeurent pas ici; ils s’en vont composer le silence qui est fait d’une note vibrante que j’entends, que je ne cesserai jamais plus d’entendre. Je dis cela, et ce n’est pas ce que je sens. Il n’y a pas de parole, ni de pensée, pour contenir cette chose qui contient tout. Mais ce qui m’aide à me faire comprendre, c’est quand je pense à la mer dont le bruit est fait de mille et mille vagues différents, de milliers de galets dissemblables heurtés par des houles jamais les mêmes, mourant et renaissant chacune selon sa courbe et son poids, et qui remplit l’oreille d’un seul souffle qu’on oublie tout de suite. » (p. 137-138)
VI
Juliette se suicide en apprenant la mort de son fils.
VII
La maison avec tout ce qu’elle contient est vendue à un matelassier, qui s’occupe de l’enterrement du fils et de la mère. Lucienne va partir pour Corrèze, chez son oncle maternel.
« Grandeur! Grandeur! Il n’y a plus aucun mystère ni aucune inquiétude. Comme il est doux de n’être plus serré sur soi, de s’étendre loin de son enveloppe et de baigner dans ce bonheur des choses sans hier ni demain! Je ne peux pas me tromper. Ce sont les autres qui sont en dehors de la nature; c’est l’homme que j’étais avant qui était anormal. Mille grandes voix secrètes me font écho, me disent que j’ai raison, me tiennent compagnie dans la justice. » (p. 147)
Josselin s’en va: « Je suis parti droit devant moi, et maintenant me voici au bord de la Seine. Je crois bien que j’ai chanté en marchant. Moi qui ne savais pas chanter, qui ne chantais jamais, je chante. Il pleut. La rive est déserte. Je chante. Je m’en vais. Je marche en sautillant le long de l’eau et je chante.
Je ne retournerai jamais chez moi; et d’ailleurs, je n’ai plus de chez moi. J’ai tout vendu au matelassier, même le lapin, même l’image du Jésus-Christ. Il ne me reste que les vêtements que je porte. Peut-être un peu d’argent dans les poches? Je n’ai pas regardé. Qu’est-ce que cela peut faire?
Je suis tout seul au bord de la Seine. Je serai toujours tout seul. Mais ce n’est pas la solitude. Grandeur! tu n’es pas la solitude!
Ma femme est morte. Mon petit garçon est mort. Ma fille est partie. Ma maison est vendue et je ne travaillerai plus jamais. Alors je chante, et si j’avais encore ma famille, ma maison, mon travail, je chanterais, je marcherais en sautillant au bord de l’eau. Il n’y a aucune différence.
La pluie fait bouillir l’eau de la Seine. Derrière moi, les champs se couchent et se relèvent sans cesse. Et malgré le vent et la pluie, tout repose immobile comme sous le soleil de midi en été.
Qu’est-ce que je vais faire? J’ai envie de me laisser tomber dans l’eau. J’ai envie aussi de marcher longtemps, d’aller vers les pays très chauds, vers les déserts, pour m’asseoir dans la chaleur et la lumière et ne plus jamais bouger.
Il y a bien un homme sur le monde qui peut me dire ce qu’il faut faire quand on a le bonheur que j’ai. Mais peut-être qu’en ce moment même, lui aussi cherche sa place et son destin sur la terre, arrêté comme moi sur une route de banlieue. Et au-dessus de sa tête comme au-dessus de la mienne, passent des troupes d’hirondelles qui s’en vont vers l’Orient. » (p. 156-157)
Publié par:
Radu Iliescu
le
dimanche, juin 17, 2007
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