Dans le jeune homme, deux instincts se combattent comme chez les oiseaux: c’est celui de vivre en bande et celui de s’isoler avec sa petite oiselle. Mais le goût de la camaraderie est longtemps le plus fort. Pour les jeunes gens, demeurer seul dans une chambre, c’est justement la seule épreuve qui leur paraisse insupportable; ainsi les voyez-vous s’attendre, s’appeler, s’abattre sur les bancs du Luxembourgs comme des pierrots, s’entasser dans les brasseries ou dans les bars. Ils n’ont pas encore de vie individuelle; ce sont ceux qui ont dû inventer l’expression « se sentir les coudes ». La vie collective en eux circule par les coudes. Comme la vie des moineaux en pépiements, celle des jeunes hommes se passe en conversations. [...]
La camaraderie mène à l’amitié: deux garçons découvrent entre eux une ressemblance: « Moi aussi... C’est comme moi... » tels sont les mots qui d’abord les lient. Voilà leur semblable enfin, avec qui s’entendre à demi-mot. Sensibilités accordées! Les mêmes choses les blessent et les mêmes les enchantent. Mais c’est aussi par leur différences qu’ils s’accordent: chacun admire dans son ami la vertu dont il souffrait d’être privé.
Peut-être ont-ils aimé déjà; mais que l’amitié les change de l’amour! Peut-être l’amour n’a-t-il rien pu contre leur solitude ou s’étaient-ils trouvés seuls en face d’un être mystérieux, indéchiffrable, d’un autre sexe – c’est-à-dire d’une autre planète. Car il arrive que la complice la plus chère ne parle pas notre langue et mette l’infini là où nous ne voyons que bagatelles. En revanche, rien de ce qui compte pour nous ne lui importe et notre logique lui demeure incompréhensible. La personne aimée est quelquefois un adversaire hors de notre portée, incontrôlable. C’est pourquoi l’amour se confond avec jalousie: qu’il est redoutable, l’être dont toutes les démarches nous surprennent et sont pour nous imprévisibles! De cette angoisse, Proust a composé son œuvre.
Dans l’amitié véritable, tout est clair, tout est paisible; les paroles ont un même sens pour les deux amis. Chacun sait ce que signifie respect de la parole donnée, discrétion, honneur, pudeur. Le plus intelligent rend ses idées familières au plus sensible; et le plus sensible lui ouvre l’univers de ses songes. Le bilan d’une amitié, c’est presque toujours des livres, une musique, une philosophie que nous n’eussions pas été capables d’aimer seuls. Chacun apporte à l’autre ses richesses. Faites cette expérience: évoquez les visages de votre entourage, interrogez chaque amitié: aucune qui ne représente une acquisition. Celui-là m’a prêté un bon livre, cet autre m’a aidé à déchiffrer la musique classique, avec celui-là, je fus à une exposition d’art... et mes yeux s’ouvrirent comme ceux de l’aveugle-né.
Mais les jeunes hommes sont redevables les uns aux autres d’acquisitions plus précieuses: le souci de servir une cause, et cela est particulier à la jeunesse dès qu’elle se groupe! Tous les mouvements sociaux, politiques, religieux ont marqué notre époque dans la mesure où ils ont été des « amitiés ». Dès qu’ils ne sont plus des amitiés, c’est le signe que la jeunesse s’en retire; alors ils deviennent des « partis »: une association d’intérêts; l’homme mûr y remplace le jeune homme. Nos jeunes amours ne nous ont-elles aussi enrichis et instruits? N’empêche que l’héritage de nos amours est plus trouble que celui de nos amitiés.
(d’après François Mauriac, Le Jeune homme)
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mercredi, juillet 09, 2008
L’amitié
Publié par:
Radu Iliescu
le
mercredi, juillet 09, 2008
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