vendredi, novembre 03, 2006

Tahar Ben Jelloun - L’Auberge des pauvres, (notes de lecture)

Paru chez Editions du Seuil, mars 1999.

Dans L'Auberge des Pauvres, roman baroque, élégiaque et fulminant, Ben Jelloun conte, presque brutalement, l'histoire d'un écrivain marocain provincial que l'ennui marrakchi et la médiocrité conjugale mènent à Naples.

Là à l'Auberge des Pauvres, sorte de grotte platonicienne, l'écrivain rencontre la Vieille, personnage splendide et malpropre qui recueille les histoires des « naufragés de la vie », Momo, un grand Noir bébête et enfantin qui lui tète le sein, et Gino, le pianiste inconsolable qui croyait sa passion pour la belle Idée éternelle.

Au terme de ce séjour, véritable leçon des ténèbres, l'écrivain, longtemps planqué dans la fiction, aura appris à se risquer dans la vraie vie et connu une passion aussi brève que fulgurante.

Dans L'auberge des Pauvres, il tire à bout portant sur la haine raciale, la médiocrité conjugale, le marasme marocain. La violence du ton, la crudité parfois du style, risquent de surprendre ses lecteurs.

Sur le personnage de la Vieille: „J'ai beaucoup aimé construire ce personnage fantastique: elle est à la fois merveilleuse, époustouflante, scatologique, attachante, repoussante, excessive en tout. Comme Naples. Je ne conçois pas ce personnage en dehors de cette ville entêtante, pathétique... je ne peux écrire que des choses délirantes... L'âme humaine ne s'explique pas par la psychologie. Elle ne peut être expliquée, elle est à vivre. Dans tous mes romans, j'épouse la manière de penser, de parler, de sentir des personnages. Le style n'est jamais indépendant de l'histoire, comme un pinceau il suit le modelé des visages. Il y a vingt-cinq ans, je me souviens d'avoir dit que j'écrivais pour ne plus avoir de visage. Pour incarner il faut se désincarner... C'est peut être pour cela que je n'ai pas de mémoire.”

L’identité du personnage est la clé du drame. Sa contrariété est contre l’équilibre de l’Islam: „C’est l’histoire d’un homme contrarié. Cela n’a l’air de rien, mais un homme contrarié est quelqu’un qui souffre. Il est imprévisible, incontrôlable, capable de perdre la raison, de devenir violent et lâche ou de creuser son propre tunnel pour disparaître. Il existe deux types d’hommes contrarié: celui qui avale les couleuvres, râle et se fait mal (à la tête, le dos, le ventre), il encaisse, s’en veut de ne pas avoir la force de réagir et de tout envoyer au diable; et puis il y a celui qui renvoie la contrariété à la figure de l’agresseur, il s’en débarasse, l’expulse, et n’en reste pas moins de méchante humeur, prêt à anticiper toute nouvelle agression.” (p. 7)

Cet homme se fait appeler Bidoun („sans” en arabe) au Koweït.

Sur la passion: „La passion est un ouragan, quelque chose de sublime qui précipite le désastre. C’est une histoire qui se termine toujours mal. Je le savais vaguement pour m’être occupé d’un ami qui fut frappé par la poudre de la passion et qui faillit en mourir.” (p. 9)

L’âge du héros est la cinquantaine.

Fès: „[…] cite labyrinthique du onzième siècle où les événements se succèdent dans un mouvement récurrent dans le but d’élaborer une épopée totale du Maghreb, occident de l’Orient, rien de moins!” (p. 11)

Le rêve du personnage est d’écrire un Ulysse marocain, à la manière de James Joyce.
Une des causes de son malheur est son mariage: „[…] je ne vais pas passer mon existence avec une femme dont je ne suis plus amoureux depuis belle lurette et qui se bourre de chocolats chaque fois que mon sexe débande dès qu’il rentre en elle, une épouse bien intentionnée mais qui s’est tellement laissée aller que son derrière a pris des proportions hallucinantes et que sa peau est toute boursouflée par une cellulite généreuse, une femme qui se plaint et geint tout le temps, elle pleure souvent […]” (p. 12)

Il appelle sa femme Touma („ail” en arabe). Son nom réel est Fattouma (Fatma).
Le statut de l’individu au Maroc: „Il faut dire qu’au Maroc l’individu n’existe pas, n’est pas reconnu. Le territoire privé, la liberté individuelle sont rarement pris en compte. On s’est battu pour le respect des droits de l’homme par l’Etat et on a oublié de se battre pour que ces mêmes droits soient respectés entre nous, dans notre vie quotidienne, dans nos voisinages, dans nos promiscuités.” (p. 15)

L’atmosphère de la famille: „Nous sommes marocains, nous sommes entre nous, pourquoi téléphoner avant d’arriver, c’est quoi cette histoire de prendre rendez-vous, même chez le médécin on débarque sans prévenir, alors toi tu veux qu’on se comporte comme des Européens, des gens pour qui le temps compte, nous autres nous avons un rapport très lâche avec le temps, et puis nous sommes tous frères et cousins, ma maison est ta maison comme ta maison est notre maison, enfin c’est comme ça, pourquoi t’es étonné? T’est plus marocain? T’es devenu un petit Françaouis?” (p. 16) Les deux dernières questions sont identitaires…

Le personnage veut vivre la passion: „[…] la passion dont j’ai si souvent rêvée, cette superbe chevelure qui s’enroule autour de mon corps, ces algues fraîches, vertes, grises ou même bleues qui s’insinuent entre les doigts, cette lumière fulgurante qui me nomme et m’invite à m’asseoir sur un banc de sable, cette suave lenteur du désir qui décline toutes les nuances de ma peau, la réchauffe, la réinvente comme au temps de l’enfance.” (p. 18)

Europénisé déjà, Larbi Bennya s’en va à Naples vivre son rêve là-bas.
La Vieille: „[…] une peau toute ridée, enflée et bourée de bonté, un personnage de roman tel que je l’ai toujours rêvé, une grande dame, sale et fardée, une mémoire qui a du mal à se taire, c’est à cause de l’asthme, à cause des illusions de la vie.” (p. 19)

Momo: „[…] le Sénégalais clandestin, colosse au petit cerveau, vendeur de bricoles sur les trottoirs […]” (p. 19)

L’Auberge des Pauvres: „[…] lieu de toutes les turpitudes, la plus grande bâtisse après l’Hôtel-Dieu de Paris qui abritait en 1860 cinq milles six cents miséreux, construite avec le sentiment de culpabilité d’un roi qui donne l’asile aux pauvres pour faire oublier le luxe tapageur de son palais […]” (p. 20)

L’Auberge des Pauvres est délabrée par le temps, les êtres qui l’habitent sont des exclus de la société. Larbi y arrive suite à un prix littéraire, pour lequel il décrit Naples en pensant à Tanger: „J’ai écrit un texte sans le moindre espoir de gagner ce voyage, j’avais dit que Naples a une sœur jumelle, Tanger, tout le texte ne parlait que de Naples que je décrivais en pensant à Tanger, à ses frasques imaginaires, ses mythes bidons, sa légende si bien entretenue pour des poètes qui y venaient de Californie pour fumer du kif et draguer des garçons, Tanger, image symétrique de Naples moins la Camorra, les meurtres dans le marché, les réunions de chefs de familles mafieuses, Tanger balayée par le vent, un lieu où persiste un mystère impossible à nommer, simplement parce que personne ne le connaît, mais on fait comme si, on fait semblant de vivre dans une ville romanesque sans joie, sans amour…” (p. 21-22)

Naples: „ce port ouvert sur le monde et sur toutes les douleurs.” (p. 22)

Arrivée au Naples comme un changement d’identité: „Ce départ était plus qu’un éloignement géographique.” (p. 29)

L’amour et l’écriture: „Je n’avais jamais écrit à ma femme. Peut-être parce que je n’avais plus rien à en attendre, plus rien à découvrir, surtout rien à lui dire. Elle non plus ne m’écrivait pas. Mon cas était plus grave: un écrivain, même de province, devrait écrire de temps en temps à son épouse.” (p. 30)

Le changement d’identité par la fantaisie: „[…] jamais un être ne change, personne n’a envie d’abandonner ses certitudes, sa citadelle, mais personne n’est à l’abri d’une fantaisie de petit écrivain de province […]” (p. 31)

J’ai imaginé un amour fou pour ma femme, pour cela j’ai dû oublier qui elle était, je l’ai réinventée et je me suis surpris à avoir de vrais sentiments pour un personnage de roman, quelqu’un qui n’existe pas ou qui a existé sous une forme beaucoup moin séduisante. C’est pervers, je vous l’accorde, mais je me bats avec les moyens du bord, les mots et la fiction. Je la voyais immaculée, sans mauvaise pensée, débarrassée de ses manies de ses kilos de trop, svelte et fine comme la gazelle dont parlent les poètes du désert, sans fard, sans prétention, une créature de rêve, silencieuse, posée, sereine et surtout souriante. Elle n’était ni soumise ni résignée. Elle était libre, follement, absolument libre, sans entraves, sans préjugés. Et moi aussi, j’avais changé, j’étais devenu plus élégant, plus généreux. Physiquement, j’étais plus mince. Je ne pouvais plus l’appeler Touma ou Fattouma. Il fallait lui trouver un joli nom, quelque chose d’évanescent, le nom d’une fleur, un parfum, un poème. Je lui dirai «chère Ourda» (Fleur), une façon d’être dans la séduction, dans une intimité subtile qui effleure sans troubler.” (p. 32)

L’absence du dialogue entre les maris: „Après tout, nous n’avons jamais eu la chance de nous parler. Des mots circulaient entre nous sans jamais se rencontrer.” (p. 33)

Marrakech

Sur l’Auberge des pauvres est écrit: REGIVM TOTIVS REGNI PAVPERVM HOSPITIVM (Asile royal de tout le royaume pour les pauvre).

Un ferailleur lui dit: „Parfois, des touristes se perdent et arrivent affolés pour me demander où est la sortie. Il n’y a pas de sortie, c’est une voie sans issue. Ce n’est pas votre cas, vous saviez avant d’entrer là que la sortie n’existe pas, ça se voit sur votre visage. Mais si vous cherchez bien, il y a une cour des miracles dans ce lieu maudit, car nous sommes ici quelques-uns frappés de malédiction et nous nous cachons pour payer nos fautes. Ce n’est pas le purgatoire, mais ça lui ressemble. Continuez votre chemin, je suis sûr que vous rencontrerez la jument ailée qui a transporté les prophètes dans le ciel. Derrière les choses, il y a d’autres choses. L’apparence est trompeuse.” (p. 38)

La vieille femme s’identifie à Naples: „Je suis le livre de Naples. Tout est là: la beauté, le soleil, le loto (ce sont mes ancêtres qui, au dix-huitième siècle, ont inventé le loto!), le vol, la corruption, le crime, le trafic, les tribunaux, la prison, les femmes, la folie, le plaisir, le souvenir, la chair, le vice et le rire. Je suis le rire de Naples. Quand la ville est prise d’euphorie, c’est moi son rire, ses grands éclats de rire. Je ne sens pas bon. Normal. Je suis l’égout et le jardin, la poubelle et les citronniers, le vomi et les délicatesses sucrées, je suis la douceur du printemps et le vent de l’hiver, le bien et le mal, la mémoire et le remords, je suis l’intrigue absolue, celle qu’aucun enquêteur n’a réussi à comprendre, et je suis le bouffon des hommes perdus par la drogue, les femmes et l’alcool.” (p. 42)

Toujours la vieille femme: „Je suis sûre que t’es en train de te demander si je n’invente pas tout ça. C’est possible. Ce qui est certain, c’est que je vis ce que j’invente. Je suis la gardienne des histoires des autres. C’est ça mon métier: je reçois et je garde, je libère et j’enregistre.” (p. 43)

L’Auberge du Destin – le grand hangar des histoires. Si les destins peuvent être raconter, pourquoi ne serions-nous pas des histoires?

La Vieille: „Je suis le veilleur de jour et de nuit de la plus belle erreur de l’histoire napolitaine.” (p. 45)

Dans le monde du déséqulibre qu’est Naples, il n’y a pas de juste milieu: „N’oublie jamais, petit étranger, ici on marie les contraires, rien n’est définitif. Tout change. C’est comme la vie. Rien ne ressemble à rien.” (p. 45)

La Vieille a le don sa saisir l’identité de son interlocuteur: „Moi, j’ai comme une intuition quand je rencontre pour la première fois une personne, je vois en une fraction de seconde de quoi est faite son âme. Toi, par exemple, j’ai tout de suite vu le visage derrière le visage, l’âme derrière les yeux. Je te dirai un jour ce que j’ai aperçu.” (p. 47)

La Vieille sur la vie: „La vie pue. Tout ce qui est bon et beau finit par puer.” (p. 48)

La Vieille: „Ici, on est de l’autre côté du labyrinthe, et le labyrinthe, c’est moi!” (p. 49)

Histoire de la Vieille quand elle était belle et jeune.

La Vieille s’adresse à Larbi: „O toi l’étranger, l’envoyé du spectre du bonheur, l’enfant de l’humilité contrariée, le voyageur sans bagages, sans rêves, l’ombre du destin venue planer au-dessus de mon trou […]” (p. 59)

L’amour de Anna Maria Arabella pour Marco.

L’Auberge des Pauvre est l’Asile des Déchets.

Sur le destin, la Vieille: „C’est quoi le destin? Un fil de fer ou un fil d’or? On a tous un fil autour du cou. Tôt ou tard quelqu’un tire dessus: ça blesse ou ça casse. Le pire, mon ami, c’est lorsque ça tue lentement… Enfin le mien, je sais où il est et ce sera moi qui tirerai dessus, et la boucle sera bouclée…” (p. 70)

L’histoire du funambule Fédérico, qui se casse le col du fémur en tombat de son lit.

L’histoire de l’actrice Bianca, quittée par sa famille.

L’histoire d’Antonella, qui a fait un enfant pour sa mère, abandonnée elle-aussi par la famille.

La Vieille sur l’amour: „C’est comme ça en amour: quand il y a des certitudes, il n’y a plus d’amour ou, si tu veux, un amour qui n’est pas sujet de doutes et de tempêtes n’est pas tout à fait de l’amour, c’est autre chose: de l’arrangement, de l’habitude, de la compassion; mais l’amour, c’est du risque, du danger et de l’incertitude permanente, le plaisir est alors plus fort.” (p. 88)

Sur l’amour: „Il n’y a pas plus beau, plus fort que l’amour volé, l’amour clandestin, celui qui nous met en danger, qui nous fait vibrer jusqu’à frôler la mort.” (p. 91)

Gino, l’artiste quitté par une femme. Pianiste passionné. Son histoire d’amour est, selon la Vieille: „plutôt classique, une histoire napolitaine qui commence bien et se termine mal.” (p. 94)

L’Auberge des amours meurtriers ou l’Auberge où mourir de ses blessures.

L’effet de l’amour sur Gino: „Gino était possédé. Il avait tous les symptômes de la possession: naïveté, illusion, poésie de circonstance, impatience, grandiloquence de certains propos et surtout perte de distance entre lui et ce qui devait arriver.” (p. 97)

Gino décrit lui même son état, avec la conclusion que dans l’amour l’identité de la personne aimée se substitue à l’identité de celui qui aime: „La tempête est annoncée. Je ne suis pas capable de l’arrêter ou de lui résister. Que m’arrive-t-il? J’étais un homme tranquille, un pianiste convenable, génial d’après certains, médiocre d’après d’autres, mais un pianiste qui connaît le succès. J’ai même réussi à être indifférent à l’égard de la critique. Or depuis que j’ai rencontré I. je n’ai plus le cœur à ça. Elle m’habite, et je suis bien.” (p. 99)

Il analyse son amour avec lucidité: „Mais qu’a-t-elle de plus que les autres pour me mettre dans cet état? Quel est ce magnétisme si prompt à agir? D’où vient-il? Pourquoi suis-je devenu si vulnérable, si fragile? Où irons-nous avec toutes ces émotions, ces troubles, ce déphasage, ces turbulences physiques et morales? Tiendra-je le coup? En même temps je vis, c’est merveilleux, c’est magique, sa seule présence me nourrit et me donne envie d’aller très loin, de créer, de faire des choses extraordinaires, elle me donne des ailes, de la liberté, de la joie et de la vie…” (p. 100)

Le problème de l’identité dans l’amour: „Est-ce l’amour que j’aime, est-ce la femme que j’aime ou est-ce une image de moi qui circule dans d’autres yeux?” (p. 101)

L’amour de Gino est pour Idé. Mais elle est une femme qui „consomme” les hommes, après les avoir séduit.

Un discours intéressante de Gino: „La preuve que je vous aime, c’est que si je vous avais rencontrée plus tôt, je ne vous aurais pas proposé le mariage! Parce que le mariage est un contrat social souvent incompatible avec le grand amour. Je sais qu’il y a des mariages heureux. Le mien était terne et sans grande joie. Dans le mariage, avec le temps, quelque chose d’autre se substitue à l’amour.” (p. 105)
Après la rupture, un ami lui dit: „Entre le paradis et l’enfer, il y a juste un voile, transparent, léger, flou. Un tel amour, si parfait, ne pouvait pas durer. Il fallait l’arrêter au moment de son apogée
.” (p. 110)

Albergo dei Poveri.

Sur sa femme: „Non, ma femme n’est pas mauvaise. Elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire une personne qui sait ce qu’elle veut et qui ne change jamais d’avis. C’est formidable les gens qui ont des certitudes, qui ne doutent jamais. Ce sont des gens en béton. Mais il faut se méfier du béton. La moindre fêlure dans le mur peut entraîner la chute de toute la maison.” (p. 124)

La relation dans le mariage du narrateur-personnage: „Je l’accable de mauvaises pensées, mais c’est plus fort que moi. Je suis aussi mauvais qu’elle. Nous sommes quittes.” (p. 125)

Sur soi comme écrivain: „quand je ne peux pas agir sur une situation, je la nie et la transforme en fiction. C’est pour cette raison essentielle que je suis devenu écrivain […]” (p. 136)

La Vieille sur la passion: „Tu sais, petit, la vie n’a pas de sens si elle n’est pas bouleversée par des ourages genre Idé, Iza ou Marco. On parle d’amour quand on souffre. Le manque, l’absence, l’attente attisent la souffrance, et on appelle ça de l’amour.” (p. 144)